On peut associer Nick Gravenites à pas mal de courants dont le rock, le rock psychédélique, le country rock, le blues rock, le folk et la pop music, mais il ne faut surtout pas occulter son rôle dans le blues. Il appartient en effet à cette génération d’artistes blancs (Charlie Musselwhite, Mike Bloomfield, Harvey Mandel, Paul Butterfield, Elvin Bishop, Barry Goldberg…), qui se formèrent au contact des meilleurs bluesmen noirs au début des années 1960 à Chicago, avant d’aller faire carrière en Californie. Avec leur arrivée, la scène de l’État de la Côte Ouest trouva une nouvelle vitalité et devint le principal centre du blues rock américain. Gravenites, qui était le doyen d’entre eux, vient de quitter ce monde le 18 septembre 2024, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.
Nicholas George Gravenites naît le 2 octobre 1938 de parents grecs. Son nom de famille en grec, Grevenitis, signifie « ceux qui viennent de Grevena », une ville du nord de la Grèce. Bien que son nom ait donc été américanisé en Gravenites, il tenait toujours à ce qu’il soit prononcé « graven-aïe-tiss » et non « grave-nights » à l’anglaise. Et comme il le relate dans plusieurs numéros de Blues Revue publiés entre juillet 1995 et janvier 1997 (1), il vécut une enfance imprégnée de culture grecque : « Chez moi j’écoutais de la musique grecque de string band, je mangeais de la nourriture traditionnelle grecque, j’allais à l’église grecque orthodoxe Saint Nicholas à l’angle de la 56e et de Peoria, et je fréquentais l’école grecque où j’ai appris autant que possible la langue grecque… »
Gravenites grandit dans une ville alors cloisonnée avec des quartiers habités par différentes communautés qui se « mélangent » peu, truffée de caves et de sous-sols où l’activité grouille : « On fabriquait notre propre savon au sous-sol, notre propre vin, on tuait les moutons avant de les suspendre aux poutres du plafond pour les vider et faire des saucisses avec les intestins, on faisait des conserves de pêches et de poires, on distillait et mettait en bouteilles le « white lightning » grec [sans doute une version tord-boyaux de l’ouzo], on avait une chambre noire pour les films au sous-sol. » À onze ans, il perd son père, ce qui attriste profondément sa mère qui, selon ses dires, a « porté des vêtements noirs pendant dix ans… » Dès lors, il doit travailler dans le magasin familial de confiserie, Candyland, qui vend des bonbons, des glaces, des sirops, des arômes et autres douceurs.
Mais la boutique comprend aussi une cave à cigares, un présentoir avec des revues et des bandes dessinées, enfin un juke-box. Après avoir lu toutes les BD, écouté tous les tubes du juke-box et au contact des clients américains, Gravenites commence à se lasser des sucreries et de la culture grecque. À treize ans, pour mieux s’intégrer à la vie américaine, il se met à fumer, fréquente les jeunes de son âge avec lesquels il se bagarre, vole de l’argent à sa famille et à ses amis pour acheter à boire, ce qui réjouit très modérément sa mère. Cette dernière l’inscrit alors à l’internat de la St. John’s Northwestern Military Academy à Delafield, une ville du Wisconsin à près de 200 km au nord de Chicago. En 1951, quand il entre à St. John’s, il mesure 1,69 m et pèse 90 kg. Après trois mois d’une nouvelle discipline, il a encore grandi de quelques centimètres mais surtout perdu une quinzaine de kilos. Et comme ses permissions dépendent de ses résultats scolaires, il se consacre sérieusement à sa scolarité et commence aussi à écrire des poèmes.
Mais au bout de trois ans et demi à St. John’s, quelques mois avant l’obtention de son diplôme, il se fait expulser après s’être battu avec un autre élève ! Grâce à l’aide d’une professeure d’anglais qui relève ses talents d’écriture, il trouve toutefois un autre lycée, réussit son examen de fin d’études secondaires et entre à l’université en 1956. Il trouve très vite sa place parmi les nombreux étudiants membres de la Folklore Society de l’université de Chicago. S’il est au contact de musiciens de la vague folk alors en plein essor, il découvre aussi les disques de bluesmen comme Lead Belly, Lightnin’ Hopkins, Josh White et Big Bill Broonzy. Sans doute début 1959, alors qu’il apprend la guitare, il rencontre lors d’un bœuf l’harmoniciste Paul Butterfield, puis peu après le guitariste Mike Bloomfield. À cette époque, Butterfield et Bloomfield ont seize ans et ne font pas partie des étudiants de l’université.
Quant à Gravenites, il se dédie corps et âme à la guitare mais aussi au chant et se gave littéralement de musique en tous genres, certes de blues et de folk, mais aussi de flamenco, de country, de bluegrass, de jazz, de chants africains et de Jamaïque… Inévitablement, il finit par s’aventurer dans le South Side, notamment au 708 Club où il voit Junior Parker et Otis Rush avec Louis Myers, puis au Pepper’s Lounge où se produit Muddy Waters, alors accompagné de Pat Hare à la guitare et d’Otis Spann au piano. Toujours en 1959, il lit Sur la route de Jack Kerouac et se rend en Californie, d’où il revient enthousiaste. Plus tard, il voyage aussi à Boston où il voit et rencontre John Lee Hooker en tournée sur la Côte Est. Parallèlement, Gravenites se produit de son côté, puis avec Paul Butterfield (sous le nom de Nick & Paul) qu’il a retrouvé en 1962 alors que ce dernier fréquente un autre jeune chanteur-guitariste, Elvin Bishop.
Tout se passe alors dans les clubs de la Windy City, où Butterfield et Gravenites, bien que Blancs, sont très bien acceptés : « J’ai d’abord pensé que le ghetto était dangereux pour moi et que les Noirs me causeraient des problèmes. Mais après mon initiation dans la culture blues j’ai compris que c’est moi qui étais dangereux, susceptible de créer des problèmes car je ne comprenais « rien à rien », je vivais dans le monde imaginaire de l’homme blanc. Je ne comprenais pas (…) le langage et les expressions de la culture blues dans laquelle j’étais invité. Certes, il y avait beaucoup de violence dans les bars, mais ça consistait surtout à crier, gueuler, brandir des armes, tirer dans le sol ou le plafond, aller chercher une brique dans la rue, mais il était rare que quelqu’un soit tué. Les Blancs ne comprenaient pas ça. Si tu commences à menacer un Blanc, il va peut-être sortir son arme et te tirer dessus plutôt que dans le plafond. Pas seulement pour te tirer dessus, mais en sachant pertinemment qu’il s’en sortira probablement à bon compte. L’homme noir n’avait pas ce privilège. Si un homme noir tirait sur un homme blanc à Chicago dans les fifties, il filait tout droit en prison (…). »
Un jour de fin 1963, le propriétaire du Big John’s, un bar devenu club de blues grâce aux efforts de Charlie Musselwhite, Mike Bloomfield mais aussi Big Joe Williams (les deux derniers cités sont en effet alors très proches), appelle Butterfield et lui propose de remplacer le groupe de Bloomfield qui a mis fin à leur collaboration suite à un différend financier. Butterfield contacte à son tour deux musiciens avec lesquels il a déjà jammé, le bassiste Jerome Arnold et le batteur Sam Lay, autrement dit la section rythmique de Howlin’ Wolf ! Elvin Bishop est invité à tenir la guitare rythmique dans ce qui est le premier groupe « mixte » du genre, Arnold et Lay sont en effet noirs. La formation devient le house band du Big John’s, où d’autres bluesmen blancs se pressent durant les mois suivants : Barry Golberg, Steve Miller, Charlie Musselwhite, Corky Siegel, Jim Schwall, Harvey Mandel, Boz Scaggs… Mais le lieu attire aussi des Afro-Américains, et pas des moindres, dont Howlin’ Wolf, A.C. Reed, Little Walter, Buddy Guy et Otis Rush.
Ceci dit, Gravenites n’est pas membre attitré de ce Paul Butterfied Blues Band initial, mais il ne manque pas un concert du groupe qui joue quatre soirs par semaine au Big John’s et le convie souvent à monter sur scène. Parallèlement, il écume d’autres clubs notables de la Windy City, dans le South Side, le West Side, le North Side, va sur Maxwell Street… Puis Mike Bloomfield réapparaît dans son univers et lui demande de chanter dans le groupe également mixte qu’il vient de former, avec l’harmoniciste Charlie Musselwhite, un bassiste dont on ne connaît pas le nom, un pianiste (Whitehead) et le batteur Bennie Ruffin, ces deux dernier afro-américains. La réputation du Paul Butterfied Blues Band, alors bien plus populaire, vient aux oreilles du manager Albert Grossman (à l’époque de Peter, Paul and Mary et de Bob Dylan, puis plus tard de Janis Joplin, du Band, d’Odetta…) et de Paul Rothchild, producteur du label Elektra.
Le Paul Butterfied Blues Band décroche ainsi un contrat, notamment pour jouer au prestigieux Newport Festival en juillet 1964, et Butterfield en profite pour convaincre Bloomfield d’intégrer son groupe ! Gravenites est également du voyage, mais seulement pour chanter lors d’un atelier blues. En décembre 1964, le Paul Butterfied Blues Band enregistre de quoi faire un album, mais cela ne répond pas aux attentes de Rothchild. Born in Chicago, la fameuse composition de Gravenites qui deviendra un classique, est alors gravée. Réenregistrée en avril 1965 et seule chanson sélectionnée du groupe sur la compilation Elektra « Folksong ‘65 », elle le sera encore en septembre de la même année, pour figurer cette fois sur le premier album du groupe, « Paul Butterfied Blues Band ». Mais la suite de l’aventure se fait sans Gravenites.
Assurément, il a raté le coche, sombre dans l’alcool et la drogue, et semble errer sans avenir à Chicago. Un soir (de 1966 ?), il tombe par hasard sur des membres de Big Brother and the Holding Company, qu’il a connus, tout comme Janis Joplin, lors de ses séjours californiens, même s’il ne les a jamais vus sur scène. Mais quand leur tournée s’achève, il replonge dans une profonde déprime… dont le sort Mike Bloomfield ! En 1967, celui-ci, qui vient de quitter Butterfied, cherche à fonder un groupe plus ambitieux qui intègre au blues du rock psychédélique, de la soul ou encore du jazz, The Electric Flag. Gravenites fait partie du projet avec, outre Bloomfield, Barry Goldberg (claviers), Harvey Brooks (basse) et Buddy Miles (batterie). Tous s’installent en Californie, et après une apparition au festival de Monterey, ils signent la bande originale du film de Roger Corman The Trip (1967) puis sortent deux albums studio en 1968 chez Columbia, « A Long Time Comin’ » et « An American Music Band », sur lequel Bloomfield n’est déjà plus là. Bien dans l’air d’un temps « flower power » qui culminera à Woodstock, les disques de l’Electric Flag ont peu à voir avec le blues mais ils ne manquent pas d’audace !
Suite à cela, Nick Gravenites réalise en 1969 un excellent album chez Columbia, « My Labors », puis il exploite davantage ses talents de parolier et rebondit dans plusieurs formations dont celles de Janis Joplin, le Kozmic Blues Band et le Full Tilt Boogie Band (citons parmi ses compositions pour la chanteuse As good as you’ve been to this world et Buried alive in the blues), au sein du Quicksilver Messenger Service de John Cipollina (Holy Moly) et avec ce dernier. De 1969 à 1972, après le départ de Janis Joplin, il retrouve le chant lead au sein de Big Brother and the Holding Company. En 1976, il produit l’album « Right Place Wrong Time » (Bullfrog) d’Otis Rush, un des meilleurs du bluesman qui sera nommé aux Grammy Awards. Plus tard dans les années 1970, 1980 et 1990, il est membre des 7 Deadly Sins, des Usual Suspects, d’Animal Mind, de The Blackbone, tout en renouant ponctuellement avec Cipollina, mais enregistre peu sous son seul nom (l’album « Bluestar » en 1980 chez Line Records).
Plus près de nous, Gravenites s’est davantage consacré au blues, souvent au travers de tournées-hommages (sous la bannière « Chicago Blues Reunion ») en compagnie de « vieux complices » de la première heure comme Barry Goldberg, Harvey Mandel, Sam Lay, Charlie Musselwhite et Corky Siegel. Il a peu enregistré sous son nom, mais il a sorti un peu plus tôt cette année un album réussi et particulièrement émouvant enregistré entre février 2022 et juillet 2023, « Rogue Blues », avec Musselwhite, Jimmy Vivino et Pete Searts en invités. Diminué par une arthrite invalidante qui l’empêche de jouer de la guitare, le désormais octogénaire parvient encore à toucher avec sa voix expressive et étonnamment « juvénile »… N’oublions pas Nick Gravenites, précurseur du blues blanc américain, mais surtout chef de file d’une génération qui imprima le premier trait d’union entre Chicago Blues et West Coast Blues. Le film de Bob Sarles et John Anderson, Born in Chicago (2020), en rend très bien compte.
Voici maintenant dix chansons en écoute.
– Gettin’ hard en 1967 avec The Electric Flag (BO du film The Trip).
– Going down slow en 1968 avec The Electric Flag.
– Hey little girl en 1968 avec The Electric Flag.
– Killing my love en 1969.
– As good as you’ve been to this world en 1969 par Janis Joplin et le Kozmic Blues Band (Gravenites compositeur).
– Buried alive in the blues en 1970 par Janis Joplin et le le Full Tilt Boogie Band (instrumental, Gravenites compositeur).
– Heartache people en 1970 par Big Brother and the Holding Company (Gravenites chanteur et compositeur).
– Buried alive in the blues en 1971 par Big Brother and the Holding Company (version avec Gravenites au chant).
– I’m a bluesman en 1980.
– Blues back off of me en 2022 (avec Charlie Musselwhite, Jimmy Vivino et Pete Sears.
(1) Normalement, cette autobiographie aurait dû faire l’objet d’un livre écrit avec Andrew M. Robble (deux titres ont été avancés, Bad Talking Bluesman: Nick Gravenites, My Life in the Blues puis Dead People Pay My Rent), mais il n’est jamais sorti… À défaut, je vous recommande vivement la lecture du texte intégral publié dans Blues Revue, formidable témoignage de ses débuts à Chicago dans lequel j’ai beaucoup puisé pour rédiger cet article.
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