Il y a aurait bien des choses à écrire sur Vicksburg, généralement considérée comme la limite sud de la région du Delta. Seulement séparée de la Louisiane par le Mississippi, elle se trouve à la confluence du grand fleuve et de la Yazoo River sur un site d’abord colonisé en 1719 par des Français. Elle prend son nom actuel vers 1811 d’après Newitt Vick, un pasteur méthodiste venu de Virginie pour créer une mission locale. Mais du fait de sa situation stratégique, la ville devient surtout célèbre durant la guerre de Sécession, notamment en 1863 avec le siège de Vicksburg, qui débouche sur la reddition des sudistes et donne un avantage décisif aux nordistes. Durant la période de la Reconstruction qui suit la guerre civile, du 7 décembre 1874 au 5 janvier 1875, la ville est le théâtre d’un épisode sanglant : suite à l’élection d’un shérif afro-américain au bureau du comté de Warren (dont Vicksburg est le siège), des milices suprémacistes blanches s’y opposent et tuent entre 150 à 300 Noirs. Cet événement fait partir des Freedmen massacres (massacres des Affranchis), qui causeront la mort plus de 50 000 Afro-Américains dans les États du sud-est entre 1866 et 1876.
Pourtant, depuis décembre 1865, Vicksburg a sa section du Freedmen’s Bureau (en version longue, Bureau of Refugees, Freedmen and Abandoned Lands), spécialement créé pour venir en aide aux anciens esclaves après la guerre de Sécession. Dans un registre plus léger car il ne s’agit pas d’associer seulement Vicksburg à des faits tragiques, la ville accueille à partir de 1894 la première entreprise de mise en bouteilles de Coca-Cola ! D’ailleurs, au 1107 Washington Street à Vicksburg, on peut visiter le Biedenharn Coca-Cola Museum, du nom de Joseph A. Biedenharn, le fondateur de ladite entreprise… Concernant maintenant le blues, la ville a vu naître quelques « géants » comme Willie Dixon (chanteur, contrebassiste, producteur, et sans doute le plus prolifique compositeur du blues moderne), Johnny Young (chanteur, mandoliniste et guitariste) et bien sûr ce cher William « Bill » Ferris (auteur, chercheur, historien, enseignant, folkloriste, photographe, réalisateur…).
J’aurai sans nul doute l’occasion de revenir sur ces illustres personnages et sur des sites de la région de Vicksburg, mais je vous propose maintenant de nous arrêter sur un club célèbre, le Blue Room, qui se trouvait au numéro 602 sur Clay Street. On doit sa création à Tom Wince, né le 11 juillet 1911 (ou 1909 ou 1910) à Oak Ridge au nord-est de Vicksburg, d’un propriétaire blanc et d’une Afro-Américaine employée sur sa plantation. Son enfance est mal renseignée mais il fut un adolescent débrouillard. Pour échapper à la cueillette du coton, il se rend aussi souvent que possible à Vicksburg où il vend des baies, des fruits secs comme des noix de pécan… Il décide alors de rester en ville, décroche un job de groom au National Park Hotel puis devient serveur au restaurant de l’hôtel. Visiblement doté d’un sens aiguisé des affaires, il fait des extras en vendant des bières et du Coca, et prend également soin de faire des économies.
Ainsi, après dix ans à l’hôtel sur Clay Street, il parvient à louer non loin un petit bâtiment pour 6 dollars, aménage l’intérieur, ouvre un club modeste qu’il nomme Jitterbug’s Den, qui devient le 17 octobre 1937 le Blue Room. Le succès est rapide en cette période où la crise économique commence un peu à desserrer son étau, les gens cherchent à se divertir, et malgré la ségrégation, Wince reçoit aussi des Blancs dans son club, ce qui est alors peu courant, ce qui contribue aussi à sa renommée. Dès 1941, il peut racheter l’immeuble dans lequel se trouve son club, et quatre ans plus tard, il inaugure à l’étage une grande salle de bal, le Skyline. Selon le Vicksburg Daily News (info toutefois difficile à vérifier), il aurait toutefois connu au même moment quelques déboires judiciaires dans une sombre histoire de vente de biens immobiliers volés. Clamant son innocence car il s’agirait d’un complot politique, il aurait quand passé même deux ans derrière les barreaux.
Quoi qu’il en soit, le Blue Room est à la fin des années 1940 un club phare de la région où vont se presser des grands du jazz, de Dinah Washington à Louis Armstrong en passant par Lionel Hampton. Mais le Blue Room fait aussi en quelque sorte partie de ce que nous appelons aujourd’hui le chitlin’ circuit, un réseau d’établissements du sud bien connu des artistes. Bien entendu, Wince fait aussi venir des bluesmen, et la liste qui figure sur la plaque commémorative de la Mississippi Blues Trail est édifiante : B.B. King, Bobby « Blue » Bland, T-Bone Walker, Muddy Waters, Ruth Brown, Lionel Hampton, Eddie « Cleanhead » Vinson, Jackie Brenston, Erskine Hawkins, Cootie Williams, Joe Liggins, Roy Brown, Andy Kirk, Lucky Millinder, Charles Brown, Ray Charles, Fats Domino, Little Milton…
Avec sa réussite insolente, Tom Wince se cultive une image de personnage extravagant. Il porte des tenues vestimentaires tape-à-l’œil (« les habits qui se portaient alors », dira-t-il dans une interview en 1977 disponible sur YouTube et que je vous recommande) et exhibe des bijoux inconcevables, comme cette incroyable et assez « monstrueuse » bague à 10 000 dollars visible sur une photo de cet article. Mais c’est en réalité une façade. Wince ne boit pas, ne fume pas, ne se drogue pas et ne tolère pas le moindre écart de la part du public et de son personnel. Dans une interview accordée au Vicksburg Post en 2023, Billy Wince, un de ses quatorze enfants, affirme qu’il n’a jamais entendu son père jurer… Son succès s’étend au-delà du seul Blue Room, et dans les années 1950, il gère une douzaine d’autres établissements dans le Mississippi, à Leland, à McComb, à Indianola, à Canton ou encore à Greenville. Selon la Mississippi Blues Trail, il est alors le plus important promoteur du Mississippi !
Et dans les années 1960, le Blue Room ne va cesser de s’agrandir. Au club originel et à la Skyline viennent s’ajouter une salle de jeux, une annexe pour les adolescents (Blue Spot Room), un restaurant (Blue Room Circle), un bar (Blues Lounge) et même une sorte de motel comptant douze chambres. Mais dans le cadre d’un programme de rénovation urbaine, après trente-cinq d’existence qui en ont fait un des clubs les plus notables de la région, le Blue Room doit fermer en 1972 avant d’être même démoli (un Blue Room II opérera visiblement brièvement dans les années 2000). Wince ne se démonte pas et ouvre deux ans plus tard un autre club dans le même quartier sur Walnut Street, le Barrel, où a été réalisée son interview que je cite plus haut. Certes lieu de divertissement, le Barrel se distingue par la présence d’une petite chapelle, car Wince est aussi un homme très religieux. Tom Wince en profitera peu, car il s’éteint le 15 septembre 1978, à l’âge (probable) de soixante-sept ans.
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