Le 28 octobre 2023, à l’occasion de la Journée internationale de la langue et de la culture créoles, j’ai publié un article intitulé « Fêtons les créoles en musique ». J’y évoquais entre autres le gullah ou geechee, la plus ancienne forme de créole arrivée sur le territoire américain, sur l’actuelle Côte Est des États-Unis, avec les premiers esclaves arrachés d’Afrique dès le premier quart du XVIIe siècle, dont viennent des cultures et des traditions associées qui restent vivaces de nos jours. Côté musique, la perpétuation de ces traditions évolua d’abord dans l’ombre, freinée par l’esclavage puis la ségrégation, mais le fil de la transmission orale ne s’est jamais rompu. Aujourd’hui, des formations comme Ranky Tanky, dont j’évoquais les débuts discographiques dans un article du 15 janvier 2019, en attestent brillamment.
Mais bien avant cela, nous devons les premiers témoignages de la culture musicale gullah aux Georgia Sea Island Singers, apparus au début du XXe siècle, qui doivent leur nom à un chapelet d’îles le long des côtes de Caroline du Sud, de Géorgie et du nord de la Floride. Il nous est impossible de dater plus précisément la création du groupe, même si, selon la New Georgia Encyclopedia, il était connu vers 1920 sous le nom de Spiritual Singers Society of Coastal Georgia, avant d’en changer en 1933 quand Bessie Jones en devint membre. Deux ans plus tard, il fut « découvert » sur l’île-barrière de Saint-Simon (St. Simons Island), au sud de Savannah en Géorgie. En effet, cette année-là, en 1935, en compagnie de Mary Elizabeth Barnicle et de Zora Neale Hurston (mon article du 28 mars 2024), l’inévitable Alan Lomax réalisa des enregistrements de terrain pour la Smithsonian Institution, aujourd’hui précieusement conservés à la Bibliothèque du Congrès.
En 1959 et 1960, Lomax reviendra avec Shirley Collins immortaliser le groupe lors de séances qui feront l’objet en 1962 des deux premiers albums sur douze de la série « Southern Journey » chez Prestige International (1), avec des artistes bien oubliés de nos jours si on excepte Bessie Jones, dont Caleb Garris, John Davis, Willis Proctor, Henry Morrison, Hobart Smith, Peter Davis et Joe Armstrong. On remarque que le répertoire est alors très religieux. Puis, en 1965, Peter Siegel, un autre folkloriste bien moins connu que Lomax réalisa ses propres travaux dans la région. Il retrouva non seulement les Georgia Sea Island Singers, dont Bessie Jones et John Davis faisaient toujours partie, mais constata aussi que Mississippi Fred McDowell, qui aimait intégrer à son répertoire des spirituals et du gospel, faisait également partie de cette sorte de « communauté ».
De nos jours, du fait de leur importance historique, on trouve relativement aisément des enregistrements des Georgia Sea Island Singers, réalisés dans les années 1960 dans la mouvance du Blues Revival. Lors du festival de Newport en 1964, Fred McDowell s’entoure d’ailleurs du groupe sur une version de son classique Shake ‘em down (sic), que l’on retrouve sur l’anthologie sortie l’année suivante par Vanguard, « Traditional Music At Newport 1964 Part One ». Mais il subsiste des inédits. On les doit sans surprise à Peter Siegel, qui enregistra en 1965 les Georgia Sea Island Singers avec Fred McDowell et le joueur de fifre Ed Young. Et, sublime nouvelle, Smithsonian Folkways Recordings annonce pour le 14 juin 2024 la sortie d’un album entièrement inédit réalisé à partir d’un concert d’avril 1965, « The Complete Friends of Old Time Music Concert ». Le disque, qui se précommande d’ores et déjà à cette adresse, compte vingt-cinq chansons par le groupe dont six avec McDowell.
Après ces enregistrements historiques, et malgré des changements de personnel, la popularité des Georgia Sea Island Singers s’est poursuivie et la formation a rayonné bien au-delà de sa région d’origine. Ainsi, dès 1968, dans le cadre de la lutte pour les droits civiques, ils participent à la Poor People’s March (ou Campaign) à Washington organisée par Martin Luther King et menée après son assassinat par Ralph Abernathy. Neuf ans plus tard, le 20 janvier 1977, ils se produisent lors de l’investiture de Jimmy Carter. En 1994, ils font le voyage jusqu’à Lillehammer en Norvège pour les Jeux olympiques d’hiver ! Ils sont enfin présents lors du sommet de G8 en 2004 qui se tient à Sea Island en Géorgie, avec George W. Bush, Jacques Chirac, Vladimir Poutine, Silvio Berlusconi… Parallèlement, en 1977, Bessie Jones et Mable Hillery (dans le groupe depuis 1961) avaient fondé le Georgia Sea Islands Festival, dont l’édition 2024 est prévue au mois de juin prochain, plus d’un siècle après la fondation du groupe. La transmission est éternelle.
Voici maintenant quelques extraits en écoute, avec pour commencer une chanson tirée de l’album à venir le 14 juin.
– Keep your lamp trimmed and burning en 1965 par les Georgia Sea Island Singers menés par Mississippi Fred McDowell.
– « Georgia Sea Islands Songs » par les Georgia Sea Island Singers, album intégral. Une sélection de dix-huit chansons enregistrées en 1959 et 1960 par Alan Lomax et Shirley Collins.
– Georgia Sea Island Singers, un film de quinze minutes de Bess Lomax Hawes (1963) qui montre le groupe en action.
– Fred’s rambling blues et Shake ’em down, les deux chansons enregistrées en 1964 au festival de Newport par Mississippi Fred McDowell, avec les Georgia Sea Island Singers sur la deuxième.
– Concert des Georgia Sea Island Singers, alors menés par Frankie et Doug Quimby, lors du Georgia Sea Islands Festival. Non datée, la vidée date probablement de la fin des années 1990 ou du début de la décennie suivante.
(1). Ils seront réédités en treize CD par Rounder en 1997 et 1998, le groupe figurant cette fois sur les volumes 12, « Georgia Sea Islands: Biblical Songs and Spirituals », et 13, « Earliest Times: Georgia Sea Island Songs for Everyday Living ».
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