© : The Historical Marker Database.

En plein Delta, environ vingt-cinq kilomètres au sud-ouest de Clarksdale, Duncan compte selon le dernier recensement 276 habitants, soit à peu près la même population qu’en 1910 ! En fait, la bourgade n’a jamais dépassé les 600 habitants (dans les années 1970). Il s’agit donc d’un petit village même si les Américains utilisent les termes town ou city pour désigner Duncan. Mais, aussi petite soit-elle, Duncan occupe une place importante dans le blues. Elle se situe en effet sur un axe essentiel entre Clarksdale au nord et Cleveland au sud, la Highway 61, d’ailleurs aujourd’hui appelée Blues Highway. Sur à peine soixante kilomètres, il existe un chapelet de sept petites localités, dont Mound Bayou et Alligator que j’ai déjà évoquées dans de précédents articles, qui ont marqué l’histoire du blues. En effet, non seulement elle virent naître de grands bluesmen, mais du début du siècle dernier jusqu’à la veille de sa Seconde Guerre mondiale, elles regorgeaient de lieux (bars, clubs, juke joints, plantations) ou se produisaient des musiciens itinérants. Une concentration unique en son genre…

Photo prise le 13 août 1976 de la maison où vécut Andrew Jackson Donelson sur sa plantation près de Duncan.© : William C. Allen / Preservation in Mississippi.

Les origines du site de Duncan sont mal renseignées, mais selon The Historical Marker Database, le premier à s’y installer au début des années 1850 fut un certain colonel James Brown, et la ville doit son nom à l’un de ses premiers colons, qui se nommait donc Duncan. Située dans une zone rurale non loin des rives du Mississippi, elle était entourée de plantations. L’une d’entre elles, créée vers 1855 entre Duncan et Australia Landing à l’ouest, était la propriété d’Andrew Jackson Donelson, qui y vécut de 1868 jusqu’à son décès, survenu en 1871 à l’hôtel Peabody, à Memphis. Né en 1799 à Nashville, Donelson était le neveu de Rachel Jackson, l’épouse du président Andrew Jackson, dont il fut le bras droit lors des campagnes de 1824 et 1828. En 1856, il fut également le colistier de l’ancien président Millard Fillmore.

Purple Rain Lounge, Duncan, Mississippi, 1989. Photo : © Birney Imes.

Duncan est ensuite officiellement enregistrée en 1890, époque à laquelle le blues vit sa genèse dans la région, avant de connaître un important développement dans les années 1920 et 1930. Peu après, un très jeune Jimmy Reed se « fait les dents » sur la proche plantation MacMurchy… Mais le premier bluesman notoire natif de Duncan est le chanteur-pianiste Willie Love (1906-1953), qui, après avoir accompagné Sonny Boy Williamson II dans le Delta, travailla avec Charley Booker, Elmore James, Joe Willie Wilkins et Little Milton (le saxophoniste Eddie Shaw joua à ses débuts avec Love et Milton). Un autre chanteur-pianiste vit le jour à Duncan, et non à Clarksdale comme l’affichent certaines sources, en la personne d’Ernest Lane (1931-2012). Lane a fait ses débuts discographiques dès 1949 en accompagnant Robert Nighthawk et Willie Dixon ! Outre ses disques sous son nom, ses collaborations sont multiples : Ike & Tina Turner, Earl Hooker, Houston Stackhouse, Jimmy Nolen, George « Harmonica » Smith, Canned Heat… Dans les années 2000, Lane retrouve Ike Turner sur ses derniers albums.

© : Stefan Wirz.

Mais le bluesman le plus célèbre né à Duncan (le 6 mai 1939) est sans doute l’incomparable Eddie C. Campbell. Le chanteur-guitariste s’est installé à Chicago au tout début des années 1940, où, après avoir côtoyé les acteurs de l’âge d’or dans les années 1950, il devint un des plus beaux stylistes du West Side Sound. Il restera dans les mémoires pour son incroyable et inimitable jeu de guitare, dont chaque note claquait comme un coup de fouet. Au sein d’une discographie très consistante, l’inoubliable « King of the Jungle » en 1977 est aujourd’hui considéré comme un des meilleurs disques de blues de ces cinquante dernières années. Sa carrière sera brutalement stoppée en 2013 par un sévère AVC, et il nous quittera en 2018.

Eddie C. Campbell, Chicago Blues Festival, 2012. © : Linda Vartoogian / Getty Images.

Selon la Mississippi Blues Commission (MBC), un autre chanteur-guitariste, mais cette fois de la jeune génération car né en 1984, Anthony « Big A » Sherrod, assure qu’il a vu le jour dans un bus Greyhound au moment où il traversait Duncan, même si l’état-civil a retenu Clarksdale comme ville natale… En tout cas, Sherrod est un bluesman absolument remarquable. Et puisque nous en sommes aux incertitudes, Duncan fait partie, avec Shelby et Clarksdale, des villes de naissance possibles de Willie Brown, qui joua avec Charlie Patton, Son House et Robert Johnson ! Une chose est sûre en revanche, Roberta Patton Brown (1917-2014), la fille de Charlie Patton, a longtemps vécu à Duncan, mais elle n’était pas musicienne. Pour être complet, la MBC cite parmi les bluesmen de Duncan des artistes moins connus : Willie « Rip » Butler (1948-2014, chanteur, bassiste et guitariste, vu avec le Wesley Jefferson Band et Robert « Bilbo » Walker), Percell Perkins (1917-2003, chanteur de gospel, notamment avec les Blind Boys of Alabama) et Menard Rogers (1929-2006, saxophoniste, pianiste et chef d’orchestre  de R&B et de jazz).

Anthony « Big A » Sherrod, Swamp Blues Festival, Calaiss, 2024. © : LaVoix du Nord.

Terminons avec quelques chansons en écoute.
Take it easy baby en 1951 par Willie Love.
Jesus is a rock in a weary land en 1953 par The Five Blind Boys avec Archie Brownlee et Percell Perkins.
Good food, I am for you en 1966 par Menard Rogers.
King of the jungle en 1977 par Eddie C. Campbell.
Blue and lonesome en 2009 par Ernest Lane.
Someday en 2016 par Anthony « Big A » Sherrod avec The Cornlickers.

Roberta Patton Brown avec un portrait de son illustre père, en 1996 à Duncan. Photo : © Bill Steber / Why I Love National Guitars.