© : Houston Chronicle / KUTX.

L’histoire des disques du paon (peacock) est d’abord celle de son fondateur Don Robey, opportuniste et omnipotent promoteur et producteur afro-américain aux méthodes parfois inavouables – ce qui lui vaudra de doux surnoms comme « Record Mogul », « Gospel Gangster » ou « Black Lucky Luciano ! » (1) –, dont le label s’inscrivit dès les années 1950 parmi les plus importants dans les domaines du blues, du R&B, du gospel puis de la soul… Une histoire qui se confond à partir de 1952 avec celle de Duke, racheté par Robey cette année-là. Je me concentrerai toutefois aujourd’hui sur les débuts de Robey et Peacock, car la marque Duke (ou Duke-Peacock) mérite un traitement spécifique et j’y reviendrai prochainement dans un autre article.

Le site du Bronze Peacock Dinner Club ouvert en 1945 par Robey au 2809 Erastus Street à Houston, Texas. © : BluesReviews.

Don Deodric Robey naît le 1er novembre 1903 à Houston, Texas, dans le Fifth Ward, théâtre d’une forte migration d’Afro-Américains à la veille de la Première Guerre mondiale. Sa mère, Mary Gertrude Hill Zebulon, est juive, et son père, Reese « Zeb » Robey, afro-américain, et ils eurent également une fille, Ella. D’origine louisianaise, ils vécurent d’abord à Eagle Lake, une ville texane à l’ouest de Houston, et le père géra quelque temps un restaurant. Don Robey cueille du coton avec sa mère dans une ferme et suit d’abord une scolarité normale mais il quitte le lycée à seize ans pour devenir joueur professionnel. Peu avant ses vingt ans, il se marie et sa femme lui donne un fils mais l’union ne dure pas. Il exerce alors comme représentant pour un distributeur local d’alcool, ce qui lui donne accès aux clubs et bars à bières de Houston, une aubaine pour ce passionné de musique.

© : Discogs.

Pour se faire une meilleure place dans le monde des affaires et du spectacle de la communauté noire de la ville, il choisit aussi de fonder sa propre société de taxis et ouvre en 1933 sa première salle de jeux dans le Fifth Ward, le Sweet Dreams Cafe, suivi du Lenox Club l’année suivante, dans lesquels il commence à engager des groupes de passage. Durant trois ans à partir de 1939, il se fixe à Los Angeles où il gère The Harlem Grill, un lieu réputé grâce auquel il développe à la fois expérience et sens des affaires. De retour à Houston, il crée cette fois en 1945 le Bronze Peacock Dinner Club au 2809 Erastus Street, qui devient the place to be : la nourriture est raffinée, les meilleurs artistes s’y produisent (Ruth Brown, Louis Jordan, Lionel Hampton, T-Bone Walker…), mais on y pratique aussi les jeux d’argent illégaux ! Dans un article publié le 15 avril 2011 par le Houston Chronicle, « 30 years after death, Don Robey still a vaporous figure », l’historien Roger Wood le décrit ainsi : « Sans doute le nightclub afro-américain le plus distingué tenu dans le sud durant les années 1940 et 1950. Il n’engageait que les chefs les plus prestigieux et proposait un menu généreux de plats et alcools raffinés. Sa vaste scène accueillait les prestations des meilleurs artistes programmés dans les quartiers chics de l’époque. Il se destinait exclusivement à une clientèle adulte et exigeante en termes de musique, de nourriture et de mode, des gens qui avaient de l’argent à dépenser et qui souhaitaient le faire dans un cadre de grande classe. »

The Five Blind Boys of Mississippi. © : Michael Corcoran.

En 1947, Clarence « Gatemouth » Brown assiste à un concert de T-Bone Walker au Bronze Peacock Dinner Club. Walker étant souffrant, Brown prend sa guitare et le remplace au pied levé, ce qui lui vaut une ovation du public présent. Robey le remarque et devient son manager. Mais les premiers disques de Brown pour Aladdin se vendent mal, ce qui pousse Robey à lancer en 1949 son propre label, Peacock Records. Il l’inaugure naturellement en décembre avec Clarence « Gatemouth » Brown qui signe deux singles (références 1500 et 1501), Didn’t reach my goal/Atomic energy et Ditch diggin’ daddy/Mercy on me. Viennent ensuite deux morceaux par la chanteuse de R&B Bea Johnson, qui ne gravera rien d’autre. Outre Brown, les premières réalisations de Peacock portent d’ailleurs sur des figures plutôt méconnues dont les pianistes Skippy Brooks, Lavada « Dr. Hepcat » Durst et R.B. Thibodeaux.

© : Discogs.

Mais très vite, des noms plus familiers apparaissent, dont ceux des Gondoliers (Edgar Blanchard, Tommy Ridgley et John « Silver » Cooks), avec lesquels un certain « Papa George » Lightfoot grave ses premières faces dès 1949, puis l’année suivante Memphis Slim. Mais Robey s’intéresse aussi au gospel avec les Original Five Blind Boys (Five Blind Boys of Mississippi), dont la chanson Our father devient début 1951 une des premières du genre à atteindre le Top 10 des charts R&B de Billboard. Elmore Nixon, Willie « Doc » Jones, Floyd Dixon, Walter Brown, Smilin’ « Smokey » Lynn, Clarence Green, Harry « Slick » Johnson et Joe Lutcher viennent grossir les rangs, mais Robey réalise un « gros coup » en engageant la même année Big Mama Thornton, d’abord sous le nom de Willie Mae Thornton, pour un contrat de cinq ans chez Peacock. Une collaboration évidemment fructueuse qui culmine le 13 août 1952 avec Hound dog, qui reste quatorze semaines dans les charts R&B dont sept à la première place !

Louis Jordan, sa femme Fleedie Moore et Don Robey au Bronze Peacock Dinner Club vers 1950 à Houston, Texas. ©: Michael Ochs Archives / Getty Images.

Il serait fastidieux de lister ici les groupes et artistes qui firent alors le bonheur de Peacock (et la fortune de Robey) dans les secteurs du blues, du R&B et du gospel, on se contentera de quelques exemples édifiants : Johnny Ace, Junior Parker, Bobby Bland, Johnny Otis, The Dixie Hummingbirds, The Mighty Clouds of Joy, The Swan Silvertones… Fort de son succès, Robey acquiert en 1952 le label Duke de Memphis et crée Duke-Peacock, sur lequel je reviendrai donc ultérieurement. L’année suivante, il ferme le Bronze Peacock Dinner Club qu’il transforme en studio de répétition et d’enregistrement. En 1957, il se spécialise plus dans la soul et fonde deux autres labels, Back Beat Records et Sure Shot Records, réservant davantage Peacock au gospel. Il revendra ses marques à ABC Dunhill Records le 23 mai 1973, environ deux ans avant son décès survenu le 16 juin 1975 à l’âge de soixante et onze ans.

Johnny Otis, Big Mama Thornton et Don Robey vers 1950 à Houston, Texas. ©: Michael Ochs Archives / Getty Images

Il est impossible d’évoquer Don Robey sans s’arrêter sur certaines de ses pratiques douteuses, même si elles ont fait l’objet d’exagérations. Présenté comme le premier magnat afro-américain du disque dans les années 1950 (précédant d’une décennie Berry Gordy et « l’empire » Motown), il était alors « à la tête du business discographique le plus prospère des États-Unis géré par un Afro-Américain » (source : Blues Hall of Fame). Certaines sources affirment qu’il se comportait comme un gangster (dont Jerry Leiber du duo de compositeurs Leiber & Stoller) et négociait ses contrats avec un pistolet chargé bien en vue sur son bureau, ce que tempérait toutefois un peu sa directrice commerciale Evelyn Johnson (2) : « Il portait toujours une arme. Je pense que c’était pour se donner une contenance car il n’y avait pas d’encoches sur ses pistolets (3). Mais il tenait à entretenir cette image. » Robey avait aussi tendance à s’attribuer les crédits des chansons de ses interprètes, pourtant afro-américains comme lui. Mais là encore, d’après Roger Wood, tous les artistes ne l’accablaient pas totalement. À commencer par le chanteur-guitariste Pete Mayes : « Je n’ai que du bien à dire sur Don Robey, qui a tant fait pour beaucoup d’entre nous. » Le chanteur Roy Head est plus sévère : « Les chanteurs l’adoraient mais les paroliers se faisaient arnaquer, il était pourri sur ce point. La plupart des chansons étaient écrites par d’autres que lui. Il leur donnait 25 ou 50 dollars et ils lui cédaient leurs chansons. » Mais laissons le dernier mot à Clarence « Gatemouth » Brown : « Il a réussi quelque chose en Amérique que personne d’autre n’avait réussi. Nous avions la seule maison de disques afro-américaine de renommée mondiale. »

Evelyn Johnson, directrice commerciale chez Peacock, en 1983. © : Houston Chronicle / Texas State Historical Association.

(1). D’origine italienne, Charles « Lucky Luciano » (1897-1962), fut le père de la mafia italo-américaine et le principal instigateur du Syndicat national du crime.
(2). Selon James M. Salem dans The Late, Great Johnny Ace and the Transition from R&B to Rock ‘n’ Roll, University of Illinois Press, 2001.
(3). Dans le milieu du crime, les encoches correspondent aux victimes du propriétaire de l’arme…