À Écaussinnes, Belgique, en 2005. © : Alain Jacquet / Soul Bag.

Jamais deux sans trois, dit-on… Mais en trois jours justement, trois grands bluesmen, en outre dans différents registres, ont quitté la scène. Walter « Wolman » Washington le 22 décembre, Luther « Guitar Junior » Johnson le jour de Noël et donc Freddie Roulette, mort le 24 décembre 2022 à l’âge de quatre-vingt-trois ans. Roulette restera dans l’histoire en tant que maître de la lap steel guitar, dont il pérennisa la popularité des années 1960 à nos jours. En effet, si l’instrument est relativement peu présent chez les bluesmen, ses origines sont très anciennes et la technique employée par ses créateurs hawaïens dans les années 1880, basée sur l’open tuning (accordage ouvert), influencera grandement celle de la guitare slide caractéristique du blues. Et si la lap steel se répandit rapidement chez les pionniers de la country, certains bluesmen devinrent des spécialistes avec des enregistrements dans les années 1930 (Black Ace et Buddy Woods), pendant que d’autres jouaient également avec la guitare posée sur les genoux (1). À la fin de la même décennie, l’apparition de l’électrification favorisera encore le développement de la lap steel dans le jazz mais aussi le gospel. Par exemple, jusqu’à sa mort en 2020, Darick Campbell des Campbell Brothers perpétua cette tradition souvent appelée « sacred steel ». La lap steel guitar tient donc une place prépondérante dans l’histoire des musiques populaires américaines, et ce préambule nous semblait nécessaire pour le rappeler au moment de la disparition de Freddie Roulette.

© : Earl Hooker et Freddie Roulette. Tony Convey / Pinterest.

Ce dernier naît Frederick Martin Roulette le 3 mai 1939 à Evanston en banlieue nord de Chicago dans une famille venue de La Nouvelle-Orléans. Vers douze ou treize ans, il voit une fille jouer de la lap steel à l’école St. Mary d’Evanston et décide d’apprendre, aidé par sa mère qui lui trouve un professeur. Du fait de ses origines, il joue d’abord de la musique pop avant de découvrir le blues au contact des grands bluesmen de Chicago, mais aussi d’Harvey Mandel, futur membre de Canned Heat, qui vit alors dans la Windy City. Sa rencontre en 1965 avec Earl Hooker est décisive, d’autant que le groupe comprend aussi Pinetop Perkins, Andrew « Big Voice » Odom et Carey Bell ! Roulette accompagne Hooker sur des singles dès 1966 pour Cuca (d’abord inédits puis réédités par Black Magic) puis l’année suivante sur son premier album « The Genius of John Lee Hooker » (Cuca), et bien entendu sur le génial « 2 Bugs and a Roach » en 1969 pour Arhoolie. Début 1968, Roulette apparaît aussi sur des enregistrements de Bo Dudley (Oscar Coleman) avec Johnny « Big Moose » Walker, et au festival d’Ann Arbor en 1969.

3 Au Méridien Jazz Club, Paris, en 2005. © : Christian Esther.

Parallèlement, Roulette travaille également avec Charlie Musselwhite sur ses albums « Tennessee Woman » (Vanguard, 1969) et « Memphis, Tennessee » (Paramount, 1970), et après la mort prématurée d’Earl Hooker en 1970, il suit Musselwhite à San Francisco, où Harvey Mandel se trouve déjà, et forme Daphne Blue. Outre Musselwhite, Roulette enregistre ou se produit avec John Lee Hooker, Luther Tucker, Johnny « Big Moose » Walker, Pinetop Perkins, Clarence « Gatemouth » Brown, ainsi que son ami Harvey Mandel. En 1973, ce dernier produit d’ailleurs le premier album de Roulette sous son nom, « Sweet Funky Steel » (Janus), avec notamment Sugarcane Harris. Toutefois, malgré son talent, il a du mal à attirer les labels importants et doit se contenter de jouer dans les clubs de la région de San Francisco.

Avec le groupe de Franck L. Goldwasser. © : Franck L. Goldwasser.

Il réapparaît dans les années 1990, toujours avec Harvey Mandel (« The Psychedelic Guitar Circus », Sky Ranch, 1994, un album plutôt rock), repasse par Chicago avec Willie Kent (« Back in Chicago – Jammin’ With Willie Kent and the Gents », Hi Horse, 1996), s’entoure des Holmes Brothers (« Man of Steel », Tradition & Moderne, 1999). Impossible bien sûr de ne pas mentionner sa collaboration avec Benoit Blue Boy en 2010 sur l’album « Funky Aloo » (Tempo). Autant d’excellents disques, tout comme son tout dernier en 2012, « Jammin’ With Friends », réalisé sur le label Electric Snake de l’inévitable Harvey Mandel. Un an après la mort de Sonny Rhodes en novembre 2021, moins spécialisé mais bon adepte de la lap steel, le blues perd une autre figure d’un style parmi les plus originaux de cette musique.

À Paris en 2005. © : Christian Esther.

(1) Le mot lap (toujours au singulier) se traduit par genoux quand on est assis, même s’il s’agit en fait des cuisses (thighs). Quant au terme steel, il signifie acier, en référence à la barrette en acier poli que le muscien fait glisser sur les cordes de sa guitare, qui est donc posée à plat sur ses genoux. Il ne faut pas la confondre avec la pedal steel guitar (qui nécessite aussi une barrette en acier), instrument plus « élaboré » muni de pédales.

 

À Paris en 2005. © : Christian Esther.