Au programme de mon émission sur YouTube, Amédé Ardoin (rubrique « Un blues, un jour ») et Fannie Bell Chapman & Family(rubrique « Les temps du gospel »), dans le cadre de la rétrospective des travaux de William Ferris ,« Voices of Mississippi – Artists and Musicians Documented by William Ferris ».
C’est la première émission, mais ce ne sera pas la dernière, dans laquelle j’évoque cette belle tradition musicale louisianaise nourrie du cajun puis du zydeco. Les origines de la musique cajun telle qu’on la connaît aujourd’hui remontent sans doute au tournant des XIXe et XXe siècles. Cela correspond aussi à l’apparition de l’accordéon dans les régions louisianaises où s’installèrent les Acadiens dès le XVIIIe siècle, lors du Grand Dérangement qui vit la migration forcée des populations francophones d’Acadie (actuellement l’est du Canada). Cet instrument est en effet l’emblème de cette musique dont les textes en créole sont très proches du français. Les premiers enregistrements de cajun datent de la fin des années 1920. Il est intéressant de noter que cette chronologie est assez similaire à celle du blues… Un peu plus tardif, le zydeco a commencé à se développer dans années 1930, mais il vivra un premier âge d’or à partir des années 1950. Contrairement à ce qui circule parfois, le cajun n’est pas un style rattaché aux Blancs et le zydeco aux Noirs… Les deux genres utilisent l’accordéon, mais des instruments plus « archaïques » comme le violon (fiddle) et le triangle sont plus présents dans le cajun, alors que le zydeco emploie plus le frottoir (rubboard ou washboard). Les textes du cajun sont basés sur le français et ceux du zydeco donnent plus de place à l’anglais, bien que le zydeco originel vienne aussi de la musique « la la », d’origine francophone. Côté thèmes et approche, le cajun privilégie les pièces dansantes et les ballades nostalgiques (la country est une inspiration), pendant que le zydeco, plus récent, intègre des ingrédients d’autres courants dont bien sûr le blues, mais aussi le R&B et même le rock. Mais il s’agit là d’un simple résumé et je n’entre pas ici dans le détail : ce sont plus des tendances que des règles strictes, il existe de multiples passerelles, et cajun et zydeco mélangent souvent leurs éléments pour générer une musique parmi les plus excitantes qui soient !
Quant à Amédé Ardoin, descendant d’esclaves, il voit le jour le 11 mars 1898 quelque part entre Basile et Chataignier, en plein pays cajun, près de Eunice et à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Lafayette. Chanteur et accordéoniste émérite, il se produit dans toute la région dès sa jeunesse avec des violonistes comme Alphonse LaFleur et Douglas Bellard, puis Dennis McGee. Selon Craig Harris pour AllMusic, il joue souvent pour des Blancs et parvient à gagner 2,50 dollars par soirée, une somme non négligeable pour l’époque… Il enseigne également son art à son jeune cousin Alphonse « Bois Sec » Ardoin (1915-2007), qui deviendra lui aussi une figure de cette musique. Avec sa voix puissante très expressive et son jeu d’accordéon entraînant très moderne pour l’époque, il attire l’attention et décroche un contrat d’enregistrement pour Columbia, et entre donc pour la première fois en studio le 9 décembre 1929. Accompagné de Dennis McGee, qui est Blanc, il devient ainsi le premier « créole noir » (comme quoi les formations mixtes en cette période pourtant marquée par la ségrégation avaient toute leur place chez les Cajuns !) à graver des faces de musique cajun (on dit aussi cadienne). L’année précédente, le 27 avril 1928, avec leur single Lafayette (Allon A Luafette) / La Valse Qui Ma Portin De Ma Fose (La valse qui m’a porté en terre), Joseph F. « Joe » Falcon et sa femme Cléoma née Breaux réalisent les toutes premières chansons dans, ce style, mais tous deux sont Blancs.
Pour leur part, Ardoin et McGee signent six morceaux lors de leur séance inaugurale qui se déroule à La Nouvelle Orléans. Au répertoire, souvent chantées en français car Ardoin ne parle a priori pas anglais, des valses et autres two-step, ces pièces dansantes indissociables de cette tradition musicale. Ardoin, dont les sonorités sont donc très novatrices pour l’époque, retrouve plusieurs fois les studios jusqu’en 1934 et enregistre 34 titres au total. Il ne fait pas fortune pour autant et son succès reste local, mais avec le temps, son influence va prendre une dimension incroyable, des générations d’artistes vont s’inspirer de son répertoire et cela continue de nos jours (il a sa statue à Opelousas depuis mars dernier)… Au point que certains le qualifient de Robert Johnson du cajun ! Sa biographie comporte d’ailleurs des éléments communs troublants avec le mythique bluesman. Ainsi, en 1934, il prendra part à une session d’enregistrement dans un hôtel de San Antonio (le Texas Hotel), comme Johnson lors de sa première séance. Et comme Johnson, les circonstances de sa mort sont tragiques et mal établies. D’aucuns prétendent qu’il aurait utilisé un mouchoir proposé par une Blanche pour essuyer la sueur sur son visage pendant qu’il jouait. Ce qui aurait provoqué la colère de plusieurs spectateurs, qui l’auraient poursuivi en voiture, l’aurait écrasé et laissé pour mort dans un fossé. La scène se passerait en 1939, et Ardoin, qui aurait subi de graves séquelles au cerveau, serait mort dans un asile trois ans plus tard. D’autres affirment qu’il aurait été empoisonné par un mari jaloux (tiens, ça nous rappelle quelqu’un !). Ces versions sont toutefois incertaines, et il est plus probable qu’il soit mort d’une maladie vénérienne qu’on ne savait alors pas traiter, le 2 novembre 1942 à 44 ans. Il ne reste de lui qu’une sépulture anonyme au cimetière de l’hôpital psychiatrique de Pineville, parmi les quelque 2 500 autres de l’établissement… Pour mon émission, j’ai choisi Eunice Two Step, issu de la première séance d’enregistrement d’Ardoin le 9 décembre 1929.
L’œuvre fondamentale d’Amédé Ardoin est intégralement disponible sur le double CD « Amede Ardoin – Mama, I’ll Be Long Gone: The Complete Recordings of Amede Ardoin 1929–1934 », sorti en 2011 chez Tompkins Square.
En deuxième partie d’émission, pour la rubrique « Les temps du gospel », j’ai souhaité revenir sur l’anthologie sortie cette année par Dust-to-Digital, qui rassemble les travaux de William Ferris : « Voices of Mississippi – Artists and Musicians Documented by William Ferris ». J’avais consacré un article à cet ensemble dans le numéro 231 de Soul Bagque je réadapte légèrement ici.
Né en 1942 à Vicksburg, Mississippi, de la même génération que ses pairs David Evans et George Mitchell, Ferris est un collecteur essentiel des traditions folkloriques dans son État natal. Professeur d’anthropologie, auteur d’ouvrages référents (Blues from the Delta, Les voix du Mississippi…), producteur, réalisateur, photographe et bien sûr découvreur avisé de talents, il a mené d’importantes campagnes, notamment dans les années 1960 et 1970. Effectués loin des circuits classiques et avec des moyens limités, les travaux de ces « hommes de terrain » n’ont pas le même écho que les rééditions « classiques » sur différents supports, qui portent en outre très souvent sur des enregistrements connus. Ferris et consorts ont récolté un patrimoine unique directement auprès des bâtisseurs de cette culture, qui se livrent sans fard, dans le cadre de leur quotidien, loin de l’univers des studios modernes qui souvent édulcorent un art par essence primaire. C’est dans ces contextes, chez eux et « sur le vif », quand ils ouvrent leurs cœurs, ou dans leurs églises, où les chœurs s’ouvrent, qu’ils offrent le meilleur du blues et du gospel.
En France, nous avions eu un superbe panorama des travaux de Ferris en 2013, avec la parution aux éditions Papa Guédé du livre Les voix du Mississippi, accompagné d’un CD de 22 titres et de 6 courts-métrages totalisant 55 minutes. Cette sélection est bien plus large car elle s’appuie sur trois ouvrages de Ferris publiées par la University of North Carolina Press, soit Give My Poor Heart Ease: Voices of the Mississippi Blues (version originale des Voix du Mississippi, 2009), The Storied South: Voices of Writers and Artists (2013) et The South in Color: A Visual Journal (2016). L’ensemble très complet comprend trois CD thématiques comptant 79 titres, soit 27 pour le blues, 26 pour le gospel et 26 pour les entretiens, et 7 films totalisant cette fois 128 minutes. Les CD musicaux portent sur la période 1966-1974, les entretiens vont de 1968 à 1994. Un livre illustré de 120 pages d’une grande richesse s’ajoute, avec les détails des enregistrements (artistes, bios, dates, lieux, et même type de matériel utilisé pour les films !) et les transcriptions des paroles y compris des entretiens. Les textes sont l’œuvre des spécialistes Scott Barretta pour la biographie de Ferris en ouverture, David Evans pour le blues et le gospel, enfin Tom Rankin pour les entretiens.
Les entretiens dévoilent des pans méconnus des parcours des protagonistes, de leurs vies, de leurs motivations. Ces témoignages sont rares et précieux, notamment ceux consacrés à des artistes dont nous pensons tout savoir, comme B. B. King ou Bobby Rush… À noter aussi des rencontres avec des journalistes, des auteurs, d’autres collecteurs et de véritables « conteurs », des storytellers qui font partie de la tradition orale. Enfin, consacrés à Otha Turner, aux Green Valley Grandparents, à Ray Lum, à Fannie Bell Chapman, à quatre femmes artistes, à Tom Johnson et à Louis Dotson, les films (1972-1980) constituent les dernières pierres de l’édifice en joignant son et image, ce qui fait toujours son effet… Les interventions des artistes dégagent une profonde émotion, et si certains nous sont familiers (James « Son Ford » Thomas, Mississippi Fred McDowell, Sam Myers, Big Jack Johnson), ils ne sont ici que des membres de la « famille » du blues, au même titre et « à la même enseigne » que Scott Dunbar, Tom Dumas, Lovey Williams et Walter Lee Hood, ou encore que des musiciens non identifiés et des prisonniers de Parchman Farm : pas de feux de la rampe ici, juste le blues, la terre, la sueur, l’envie… Le CD gospel génère peut-être les moments les plus intenses : on sent chez ces congrégations et ces chorales immortalisées dans leurs églises une ferveur et une conviction qui dépassent l’entendement. Au bilan, c’est un hommage magistral à l’œuvre fondamentale de William Ferris et à ceux qui font cette culture et ses traditions. Pour la rubrique gospel de l’émission, j’ai donc choisi un titre de Fannie Bell Chapman enregistré en 1972, He’s My Rock, My Sword, and Shield.
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