Au programme de mon émission sur YouTube, « Prison Song » (rubrique « Un blues, un jour »), et Kingfish (rubrique « Nouveauté de la semaine »).
Remontons au 4 juin 1939 pour évoquer des enregistrements de prisonniers par John Lomax pour la Bibliothèque du Congrès. Pas de nom d’artiste ou de groupe aujourd’hui, mais des interprètes qui étaient tous détenus au moment des enregistrements, et que je cite plus loin dans cet article. Ces collectes de folklore, ou enregistrements de terrain, bien connus sous le terme de field recordings en anglais, sont essentiels pour notre compréhension du processus de création du blues. Car les chants de travail, ou work songs, et ceux de prisonniers, donc prison songs, même s’ils ont été enregistrés au XXe siècle alors que le blues existait déjà depuis de nombreuses années, sont bien issus des traditions les plus anciennes qui nous ramènent au XVIIIe siècle, au moins…
Ils rappellent en effet les field hollers des esclaves dans les champs des plantations, basés sur le principe du call and response, l’appel et la réponse même si cette traduction littérale exprime mal le sens de cette formule. Sans entrer dans le détail, cela signifie qu’un leader crie un vers ou une phrase (mais il peut aussi d’agir de simples mots, de syllabes ou d’onomatopées qui forment autant de codes), que reprennent ensuite en chœur les autres membres du groupe. Dans les chants de travail et de prisonniers, cet « appel en rythme » est remplacé par le bruit des outils, le marteau qui frappe les rails de chemin de fer ou les pierres pour les routes, ou bien la hache qui coupe le bois. Dès lors, quand certaines institutions comme des universités et bien sûr la Bibliothèque du Congrès ont décidé d’aller recueillir ces chants, ce qui se passa beaucoup durant l’entre-deux guerres, ce fut pour nous transmettre des témoignages uniques.
Et surtout, par ces travaux, ils ont maintenu un lien avec les origines qui aurait sans doute disparu sans eux, car bien peu de compagnies discographiques se sont intéressées à ces chants, même si quelques futurs grands bluesmen furent découverts dans les établissements pénitentiaires. Mais il ne s’agissait pas d’enregistrements commerciaux, et une part non négligeable provient de détenus dans les prisons et autres condamnés à des travaux forcés qui n’ont jamais rien enregistré par ailleurs. C’est le cas de Willie Howard, Paul Perkins, Allen Reid, John Brown et Lonnie Thomas, immortalisés il y a donc tout juste 80 ans, le 4 juin 1939, par Lomax à la prison d’État de Floride à Raiford. Dans mon émission, ils interprètent Take dis Hammer, une chanson qui dit en gros : « Prenez ce marteau, amenez-le au gardien et dites-lui que je suis parti. S’il vous demande si je courais, dites-lui que je volais… »
Venons maintenant à la nouveauté de la semaine. Vous avez peut-être entendu parler de Christone « Kingfish » Ingram, ce jeune chanteur et guitariste originaire de Clarksdale, âgé de seulement 20 ans. Début 2015, je l’avais rencontré pour sa première venue en Europe et nous avions alors publié un article dans le numéro 219 de Soul Bag. À seulement 16 ans, Kingfish impressionnait déjà beaucoup, et il a depuis confirmé son grand talent. Il vient donc de sortir son premier album complet qui s’appelle « Fresh Out », et pas pour n’importe quel label car il s’agit carrément d’Alligator. Il s’offre également quelques invités prestigieux, Buddy Guy, Billy Branch et Keb’ Mo’.
Mais disons-le d’emblée, ils ne tirent pas la couverture à eux et se mettent au service du leader, tout en apportant de la variété car ils évoluent dans des registres différents. D’ailleurs, les deux duos vocaux, Fresh Out avec Buddy Guy et Listen avec Keb’ Mo’, mais aussi le virevoltant If You Love Me avec Billy Branch, font partie des meilleurs morceaux du CD. Autre enseignement, Kingfish cosigne huit compositions sur douze avec le batteur Tom Hambridge. Il aborde en outre des termes sérieux comme la quête des traces de son passé sur Been Here Before, ou la malnutrition de l’enfant et l’alcool sur le cathartique Believe These Blues. C’est évidemment du blues moderne, avec une guitare toujours aussi intense et une voix qui a gagné en maîtrise, mais deux titres acoustiques démontrent aussi que Christone « Kingfish » Ingram n’oublie pas ses racines. Un premier album réussi et donc très conseillé, il faut juste ne pas s’attarder sur le premier morceau que je trouve un peu trop bruyant. Pour mon émission, j’ai choisi la chanson-titre, Fresh Out, avec Buddy Guy donc.
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