Au programme de mon émission sur YouTube, Lazy Lester (rubrique « Un blues, un jour ») et Henry Townsend (rubrique « Réédition de la semaine »).
Le chanteur et harmoniciste Lazy Lester aurait eu 86 ans aujourd’hui. Sa mort il y a moins d’un an, en août 2018, laissa un immense vide. Car on perdait le dernier représentant de sa génération, le dernier parmi les fondateurs du Swamp Blues louisianais dans la seconde moitié des années 1950. À partir de 1956, il signe des chansons inoubliables qui sont des standards du genre. Il est aussi musicien maison pour le label Excello de J.D. Miller, et, en plus du chant et de l’harmonica, joue de la guitare, de la basse et des percussions. Son jeu d’harmonica jamais démonstratif révélait une force intérieure rare, et son sens du contrechant était imparable. Allié à sa voix un peu traînante, cela fait de Lazy Lester la parfaite incarnation du Swamp Blues, et le plus influent du genre avec Lightnin’ Slim et Slim Harpo, avec peut-être encore plus d’intensité… Même s’il a moins fait d’albums dans ses toutes dernières années, Lester a continué de participer aux plus grands festivals et à des tournées internationales, pour obtenir la reconnaissance qu’il méritait. Même s’il ne chercha jamais la gloire, conservant son humour et son détachement en restant toujours accessible, notamment autour d’une bonne bière. On va l’écouter dans mon émission en 2014, il avait donc 81 ans, dans un club de Lafayette, accompagné du guitariste Lil’ Buck Sinegal, qui vient lui aussi de nous quitter. Un double hommage en quelque sorte… Je vous propose ci-dessous le texte intégral de mon hommage à Lazy Lester publié par Soul Bag au moment de sa disparition, remis à jour et avec une sélection discographique plus étoffée.
Lazy Lester, 1933-2018
© : Daniel Léon / Soul Bag
Je fais l’amour, pas la guerre. Traduction libre du titre d’une chanson parmi les plus célèbres de Lazy Lester, I’m a lover, not a fighter, sortie il y a tout juste 60 ans. C’est dire si la carrière de Lester, qui n’avait d’ailleurs pas pris sa retraite, fut longue… I’m a lover, not a fighter, ce pourrait être aussi la devise de cet acteur essentiel du Swamp Blues, qui vient donc de s’éteindre ce 22 août 2018 à l’âge de 85 ans. Une disparition qui nous prend de court, même si selon son ami Kenny Neal, il luttait depuis quelques mois contre un cancer de l’estomac, sur lequel il ne souhaitait pas communiquer, convaincu de s’en sortir… La perte de Lazy Lester marque la fin d’une époque : au-delà de ses talents artistiques évidents sur lesquels nous revenons plus loin, il était le dernier représentant de ce courant du blues louisianais de la région de Baton Rouge connu sous le nom de Swamp Blues, né vers le milieu des années 1950.
Un « blues des marais » (même s’il serait plus juste d’écrire « bayous »…) extrêmement excitant, terrien et poisseux, sans doute le style le plus proche du Delta blues du Mississippi. Avec de différences notables bien sûr, comme un emploi plus fréquent de l’harmonica, une rythmique métronomique qui s’adapte à tous les tempos, des voix traînantes et un climat décontracté presque nonchalant (lazy en anglais, comme par hasard !), y compris sur les boogies… Autant d’ingrédients qui vaudront au Swamp Blues d’exercer une grande influence au-delà des frontières du blues, notamment sur le rock des années 1960 et sur le mouvement du blues britannique. Demandez seulement aux Rolling Stones ce qu’ils en pensent… On doit la plus grande partie des enregistrements de Swamp Blues au producteur J.D. Miller qui œuvrait à Crowley (une petite ville environ 30 kilomètres à l’ouest de Lafayette) pour le compte du label de Nashville Excello. Les deux principaux artistes du Swamp Blues sont assurément Slim Harpo et Lightnin’ Slim, mais Lonesome Sundown, Silas Hogan, Whispering Smith, Katie Webster et Clarence Edwards sont les autres grandes figures du style. Avec Lazy Lester bien sûr, qui en fut une figure centrale et était donc le dernier représentant de cette génération…
Lazy Lester naît Leslie Carswell Johnson le 20 juin 1933 à Torras, une localité aujourd’hui disparue, au nord-ouest de Baton Rouge et à deux pas de Lettsworth, lieu de naissance de Buddy Guy. Son père se nomme Robert Johnson mais ce n’est pas celui que vous croyez… La famille s’installe rapidement du côté de Baton Rouge, et Lester, qui vit de petits boulots (pompiste, bûcheron, épicier), apprend d’abord l’harmonica après avoir entendu Jimmy Reed et Little Walter, puis la guitare avec un de ses frères. Mais selon la biographie sur son site Internet, il adore aussi la country de Jimmie Rodgers. Encore adolescent, il débute dans un groupe à l’harmonica, les Rhythm Rockers. Il rencontre peu après Guitar Gable, qui gravera quelques titres pour Excello à partir de 1956. La même année, au mois d’août, il prend place dans un bus à côté d’un certain Lightnin’ Slim qui se rend chez J.D. Miller à Crowley pour enregistrer. Il décide de le suivre, et une fois sur place, ils apprennent que Wild Bill Phillips, l’harmoniciste prévu pour la session, fait défection. Lazy Lester prend sa chance et le remplace au pied levé, accompagnant Slim sur le single Bad luck and trouble / Have your way, et débutant ainsi sa carrière de façon rocambolesque !
La collaboration entre les deux hommes sera très fructueuse et se poursuivra jusqu’en 1965, Lester contribuant à pratiquement tous les grands succès de Slim, qui font évidemment aussi partie des meilleurs du genre. Elle permet de mettre en lumière le jeu d’harmonica de Lazy Lester, économique et peu démonstratif (ce côté décontracté lui vaudra son surnom Lazy), mais très expressif et intense, d’autant qu’il est un maître du contrechant : il donne l’impression de surgir de nulle part, ou bien de se trouver dans une autre pièce, d’où il fait sonner son instrument avec beaucoup d’amplitude et de force. D’emblée, Lester s’installe parmi les musiciens « maison » de Miller qui l’emploie certes à l’harmonica, mais aussi à la guitare, à la basse et aux percussions, pour accompagner les autres musiciens de son « écurie », dont Katie Webster, Lonesome Sundown et Slim Harpo. Parallèlement, Lester, qui chante très bien, enregistre aussi sous son nom dès 1956 et signe de superbes faces dont They call me Lazy (1957), I’m a lover not a fighter et Sugar coated love (1958), I hear you knockin’ (1959)… Toutes ses faces essentielles de cette période se trouvent heureusement sur des anthologies comme « I’m A Lover Not A Fighter: The Complete Excello Records Singles: 1956-1962 » (Jasmine, 2017). Enfin, pour l’anecdote, en 1957, il remplace Buddy Guy dans un groupe au moment où celui-ci part pour Chicago.
Mais Excello, malgré l’activité qu’il lui offre, ne permet pas à Lazy Lester de réellement vivre de sa musique, d’autant que l’intérêt pour le Swamp Blues décline également. En 1966, Lester quitte Excello et s’éloigne de la scène, ne retrouvant que très ponctuellement son ami Lightnin’ Slim. La parenthèse dure vingt bonnes années. Puis, en 1987, à la faveur d’une tournée en Angleterre, il enregistre pour Blue Horizon « Rides Again » (Stomp), un album qui lui vaut un Blues Award ! Il n’a donc rien perdu et ce retour fracassant lui permet d’être remarqué par Alligator qui sort « Harp And Soul » (1988, Alligator). Sa carrière est complètement relancée et d’autres albums très réussis sortent, dont « All Over You » (1998, Antone’s), « Shuffle With Lester » (2006, Great Blues Recordings, mais enregistré en 1999, avec Paul Orta) et le formidable « Blues Stop Knockin’ » (2001, Antone’s).
En 1998, il est introduit au Louisiana Blues Hall of Fame, et en 2003, il participe au grand concert organisé par Martin Scorcese en vue de son documentaire Lightning in a Bottle – A One Night History of the Blues, sorti en 2004. Il continue également de se produire lors de festivals jusqu’au bout (on le voit en forme au dernier Jazz Fest de La Nouvelle-Orléans), où il régale les audiences avec ses facéties, sa simplicité, mais aussi son savoir-faire et ses capacités de multi-instrumentiste. Je me souviens ainsi d’un concert en 2002 au festival Blues Estafette d’Utrecht aux Pays-Bas, où, dans la petite salle bondée, il se produisait en one-man band, entouré d’un attirail d’instruments hétéroclites qui provoquaient chez lui de fréquents éclats de rire quand il devait les choisir ! Avant de se rendre au bar où, dès lors qu’on ne l’empêchait pas de siroter sa bière, il acceptait tout sourire de discuter avec tout le monde et de se laisser photographier. Lazy, et plus que jamais lover, not fighter…
Notre réédition de la semaine porte sur Henry Townsend, on la doit au label Omnivore, et elle s’intitule « Mule ». Il s’agit pour être précis de la réédition d’un album original paru en 1980 et qui portait d’ailleurs le même titre, mais Omnivore a remastérisé les morceaux et en a surtout ajouté 8 jusque-là inédits. On passe donc de 12 chansons à 20. La carrière d’Henry Townsend est simplement la plus longue de l’histoire du blues. Il a débuté sur disque en 1929, et en septembre 2006, quand il éteignit à l’âge de 96 ans, il était toujours actif et avait même des concerts en prévision. Ne calculez pas, cela fait 77 ans de carrière et c’est bien sûr phénoménal. En fait, il est même le seul bluesman de l’histoire à avoir enregistré des années 1920, soit la décennie des premiers enregistrements de blues, jusqu’aux années 2000. Et bien entendu, il restera le seul !
Townsend est originaire de Shelby dans le Mississippi où il est né en 1909, mais il est surtout rattaché à la scène du blues de Saint-Louis où il a passé la plus grande partie de son existence. C’était un superbe chanteur à la voix un peu haut perchée très émouvante, et il maîtrisait aussi bien la guitare que le piano. Jusqu’à la fin de années 1930, il a enregistré de nombreuses faces, sous son nom et comme accompagnateur. Puis ça s’espacera, peut-être surtout parce qu’il a choisi de rester à Saint-Louis. Il n’a donc pas contribué au blues moderne des années 1950, ce qui est sans doute dommage, car son style original, souvent inspiré du jazz comme un Robert Lockwood, Jr. par exemple, aurait pu trouver sa place. Mais il sera redécouvert dans les années 1960 et reviendra sur le devant de la scène en participant au circuit des festivals et des tournées, tout en réalisant plusieurs albums. « Mule », enregistré en 1979 et donc sorti en 1980, qui le montre en compagnie de son vieux complice Yank Rachell à la mandoline et de sa femme Vernell au chant, est un des bons albums de l’époque. J’ai retenu pour mon émission une chanson qui s’appelle Talkin’ Guitar Blues.
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