Sous son nom ou au sein des Mississippi Sheiks, il fit partie des artistes afro-américains les plus prolifiques et les plus populaires de son temps. Pourtant, de nos jours, l’œuvre de Bo Carter (Armenter Chatmon) est méconnue et sous-estimée. Son père, Henderson Chatmon, naît esclave en 1849, et sa mère, Eliza Jackson, vient au monde en 1863. Le premier était violoniste et la seconde guitariste, et leurs enfants seront logiquement également musiciens. Sur disque, l’orthographe Chatman sera plus tard souvent employée. Pour sa part, Armenter (parfois Armentia, un prénom… féminin !) Chatmon voit le jour en janvier 1894, dans le comté de Hinds, Mississippi, non loin de Bolton. Il passe ses premières années sur la plantation d’Henry Thomas Turner Dupree (1822-1910), un propriétaire originaire de Virginie, puis, à partir de la fin des années 1890, sur celle de Gaddis & McLaurin, toujours près de Bolton. Très vite, Armenter est surnommé « Bo », et tout comme ses dix frères, il apprend à jouer de plusieurs instruments, violon, guitare, mandoline, banjo et clarinette, tout en exerçant comme réparateur de phonographes.
Un string band familial voit ainsi le jour, les Chatmon Brothers, et les frères semblent même réputés au point de voir leurs performances relatées dans la presse locale. Ainsi, le 7 mai 1913, dans sa rubrique « Événements à Bolton », le Jackson Daily News le décrit comme « ce negro [sic] band jouait presque uniquement des sérénades, et quand les nuits étaient claires, on pouvait entendre cette agréable musique interprétée par les musiciens dans bien des maisons, où les troubadours sont toujours bien accueillis et payés de bon cœur pour leurs services ». La formation compte généralement sept membres, dont Sam, qui fera une longue carrière, et souvent Lonnie, qui formera plus tard les Mississippi Sheiks avec Bo. Pendant une dizaine d’années, la famille Chatmon se produit dans une grande partie du Mississippi et notamment à Jackson, la capitale distante d’une trentaine de kilomètres. Du fait de la variété de son répertoire, c’est alors un des groupes les plus appréciés de la région.
Ensuite, vers 1923, Bo s’installe à Jackson et retrouve ponctuellement son frère Sam à Hollandale dans le Delta. Même s’il officie encore avec le string band familial, il élargit son répertoire, jouant des airs légers et dansants pour les Blancs et des blues pour les Noirs. Cet éclectisme sera d’ailleurs sa force et son succès car son style est un mélange de blues, de ragtime, de folk, de hillbilly, de country… Même s’il réside à Jackson, il travaille aussi à Hollandale sur la plantation de Kelly Drew Alexander, dont il est l’instrumentiste privé. Enfin, vers décembre 1928 à La Nouvelle-Orléans, sous le nom de Bo Chatman, il signe ses premières faces chez Brunswick. Parmi les titres alors gravés, sur lesquels Bo, au chant et au violon, est accompagné de son cousin Walter Vinson à la guitare et de Charlie McCoy à la mandoline, figure Corrine Corrina qui deviendra un classique de la musique populaire, repris par des artistes de tous horizons. Deux ans plus tard, le 15 décembre 1930, le nom de Bo Carter apparaît pour la première fois chez OKeh. Un nom qu’il tirerait de Carter Delaney, un musicien qu’il fréquentait au début des années 1910.
Entre-temps, une nouvelle aventure a débuté pour Bo Carter. En effet, quelques mois plus tôt, le 17 février 1930, avec Walter Vinson, parfois aussi appelé Walter Jacobs, et son frère Lonnie, Bo Carter (Chatman) émerge sur disque chez OKeh dans un groupe appelé les Mississippi Sheiks. Le trio signe entre autres Sitting on top of the world, une chanson qui aura un énorme succès et deviendra là encore un classique du blues, et Stop and listen, autre morceau marquant (sur lequel Bo est toutefois absent). Les Mississippi Sheiks, ainsi baptisés en référence au film Le sheik (1921) avec Rudolph Valentino, compteront aussi en leur sein Sam Chatmon et Charlie McCoy et enregistreront jusqu’en 1935. De son côté, quand il ne joue pas avec les Sheiks, dont il est pourtant aussi le manager, Bo Carter poursuit une carrière dont le succès perdure également, d’autant qu’il devient un spécialiste d’un dirty blues à caractère grivois très apprécié du public noir. Il nous laisse des chansons inoubliables dont Banana in your fruit basket, Pussy cat blues, Ram rod daddy, My pencil won’t write no more, Pin in your cushion, Please warm my weiner, Your biscuits are big enough for me… C’est bien simple, mais on l’oublie aujourd’hui, de 1928 à 1940, Bo Carter fut le bluesman qui enregistra le plus de disques !
Mais à partir de la fin des années 1930, Bo Carter commence à perdre la vue et il met fin à sa carrière discographique en 1940. Dans les années 1940, il vivote à Jackson, et les collecteurs de folklore comme les Lomax ne pensent pas à lui. Au début de la décennie suivante, il est pressenti pour enregistrer chez Trumpet, un nouveau label créé à Memphis (lire mon article du 10 avril 2022). Mais Lillian McMurry, la propriétaire, juge son style un peu dépassé, et surtout elle se rend compte qu’il est très diminué, surtout vocalement, même s’il joue encore de temps à autre chez lui pour des proches. Après avoir vécu quelque temps à Anguilla dans le Delta, il habite Memphis, et en 1957, désormais quasi aveugle, il est victime d’un AVC qui aggrave encore sa condition. En juillet 1960, l’Anglais Paul Oliver (lire mon article du 16 août 2022) le trouve un peu par hasard, aux côtés d’autres musiciens notoires comme Will Shade et Gus Cannon ! Oliver, qui racontera cette rencontre émouvante dans Conversation with the Blues(Cassell, 1965), parvient à lui faire enregistrer trois chansons chez lui, à ce jour inédites et sans doute difficilement exploitables. Plus tard, Charlie Musselwhite, qui réside alors à Memphis, écrira dans le numéro 11 de Blues Unlimited (avril-mai 1964) : « Cela faisait longtemps que ses cataractes le privaient de vue, et il ne pouvait que rester assis là, à attendre le jour suivant ». Sam Charters le visitera au même moment, fin 1963, se disant dans The Bluesmen (Oak, 1967) effaré par la misère dans laquelle le bluesman vivait, qu’il trouva « aveugle et incapable de jouer… dans un immeuble miteux en bois dans une ruelle défoncée près de Beale Street ». Mais il était de toute façon trop tard pour penser au plus prolifique bluesman des années 1930, qui s’éteignit des suites d’une hémorragie cérébrale le 21 septembre 1964, à soixante-dix ans.
À lire absolument : le remarquable article très documenté « The Genius of the Country Blues », publié le 23 mai 2020 par T. DeWayne Moore, qui a manifestement mené des recherches approfondies, et dont j’ai tiré de précieux éléments pour cet article. Et à écouter, au sein d’une discographie comptant plus de deux cents chansons : la version originale de Corinne Corinna (1928), Sitting on top of the world avec les Mississippi Sheiks (1930) et l’irrésistible Banana in your fruit basket (1931).
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