1 © : Fnac.

J’évoque aujourd’hui une réédition sortie le 23 septembre 2022 chez Frémeaux & Associés, « Cajun Volume 2, The Post-War Years – Louisiane 1946-1962 ». Une belle idée car j’adore le cajun (tout comme le zydeco), une tradition musicale francophone toujours vivace. Le cajun, que l’on appelle aussi musique cadienne, nous vient des Acadiens, d’origine française et qui vivaient dans les actuelles provinces du nord-est du Canada. À partir de 1755, les Britanniques (qui ont récupéré une grande partie de l’Acadie avec le traité d’Utrecht en 1713) voient d’un mauvais œil les bons rapports entretenus entre les Acadiens et les Amérindiens. La Grande-Bretagne met alors en place une répression terrible qui consiste à déporter les Acadiens, sur une période qui durera jusqu’en 1763 et que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Grand Dérangement.

La chanson qui ouvre l’anthologie Frémeaux. Elle fut aussi la première enregistrée par J. D. Miller avec son label Fais Do Do, en 1946. © : Early Cajun Music.

Bon nombre d’Acadiens, qui se dispersent dans différentes régions du monde, finiront par se retrouver en Louisiane alors française, sans doute dès le milieu des années 1760, alors que le futur État américain est espagnol (il reviendra brièvement aux Français de 1800 à 1803). Plutôt bien accueillis, les Acadiens s’installent surtout au sud-ouest, l’actuel « Pays cajun » ou Acadiana. Avec eux, ils amènent des airs dansants et des ballades nostalgiques qui influenceront grandement la musique cajun mais aussi la country. À la fin du XIXe siècle, si le violon, appelé fiddle localement, est présent depuis longtemps, l’autre instrument emblématique du style apparaît, l’accordéon. Les premiers enregistrements sont réalisés à la fin des années 1920, soit peu après ceux d’autres musiques populaires comme le jazz, le blues et le gospel. Après la Seconde Guerre mondiale, l’accordéon prend une place prépondérante, même si l’emploi du violon reste courant, tout comme celui de la steel guitar, ce qui explique l’influence du cajun sur la musique country.

La déportation des Acadiens (1900), par Henri Beaud, telle qu’elle aurait débuté en Nouvelle-Écosse en 1755.

Mais l’histoire de la musique cajun mériterait bien plus que ces quelques lignes succinctes, et nul doute que j’y reviendrai plus longtemps dans d’autres articles. Il est donc temps de s’arrêter sur notre réédition, d’autant qu’elle début juste après la Seconde Guerre mondiale. Les cinquante-deux morceaux également répartis sur deux CD couvrent en effet la période 1946-1962. Une période intéressante et importante pour des motifs bien perceptibles cette anthologie. C’est tout d’abord une forme de célébration de la francophonie, les titres des chansons en témoignent (Jolie blonde, La prison, La cravate, La valse de Bélisaire, La valse du bambocheur, Le sud de la Louisiane, La chanson du Mardi Gras, Faut pas que tu m’oublies, La porte en arrière…), tout comme les patronymes des artistes : Leblanc, LeJeune, Sonnier, Broussard, Pitre, Breaux, Rodrigue, Lafleur, Bertrand, Clément, Fusilier, Cormier, Ménard… Le chant est irrésistible et délicieux, entre français et créole et un anglais plus rare, quand ce n’est pas un mélange des trois, le cajun a son langage ! Les interprètes sont les meilleurs de l’époque et ils imposent leur musique dansante aux accents parfois mélancoliques, alors qu’à partir du début des années 1950, ils devront « faire face » au zydeco. Mais c’est une autre histoire… Je n’oublie pas de mentionner que l’on doit les textes du livret à Jean Buzelin, toujours très documenté et instructif. Bref, un must.
Pour vous faire une idée de cette anthologie, je vous propose carrément douze extraits en écoute, six issus de chaque CD.

Eddie Shuler, le producteur George Khoury (Khoury’s Records) et le chanteur de swamp rock Phil Phillips. © : Wire For Sound.

CD 1

Allons dance Colinda par Happy, Doc and the Boys, chez Fais Do Do,1946. Sur un des labels de J. D. Miller, qui enregistrera dans les années 1950 les principaux pionniers du swamp blues pour Excello. Le guitariste-accordéoniste Happy et le violoniste Doc sont mieux connus sous les noms de Leroy « Happy Fats » Leblanc et Oran « Doc » Guidry.
Cajun hop par Harry Choates chez Goldstar, 1947. Violoniste très apprécié, il ne sut gérer son addiction à l’alcool, et se tua en se jetant plusieurs fois tête baissée contre les barreaux de sa cellule après une arrestation. Il avait vingt-huit ans.
Love bridge waltz par Iry Le June (en réalité Iry LeJeune) chez Goldband, 1948. Ira « Iry » LeJeune fut un des accordéonistes les plus populaires au tournant des années 1940 et 1950. Il est hélas mort à vingt-six ans, fauché sur une route par une voiture alors qu’il changeait de roue suite à une crevaison…

Nathan Abshire. © : Sing Out!

Pine grove blues par Nathan Abshire chez OT Records, 1949. Magnifique artiste dont la voix traînante et le jeu d’accordéon très expressif (il fut incontestablement l’un des meilleurs à l’instrument) le rapprochaient souvent du blues.
Jambalaya boogie par Eddie Shuler and the All Star Reveliers chez Goldband, 1950. Shuler n’était pas seulement musicien et fonda le label Goldband en 1945 à Lake Charles, Louisiane. Il commença par enregistrer du cajun puis se diversifia, notamment dans le R&B et le blues. En 1959, à l’âge de treize ans, la chanteuse Dolly Parton gravera ses premières faces pour Goldband !
The Waltz that carried me to the grave par Pee Wee Broussard chez Feature, 1952. Encore un label de J. D. Miller… Ici à l’accordéon, Broussard était tout aussi à son aise au violon. Sur cette chanson un peu triste, on note la steel guitar (comme sur le titre précédent de Shuler), de plus en plus présente dans le style cajun.

Sidney Brown (à droite), joueur et fabricant d’accordéon. © : Pinterest.

CD2

Blue darlin’ par Jimmy C. Newman chez Dot, 1955. Il existe bien des passerelles entre country et cajun. Cette ballade par ce chanteur et guitariste louisianais l’incarne parfaitement, avec des traits de steel guitar qui nous emmènent aussi à Hawaii…
Pistache à tante Nana (Pistauche ah tante Nana) par Sidney Brown chez Goldband, 1957. Brown ne se contentait pas de bien jouer de l’accordéon, il en fabriquait. On lui doit même les premiers accordéons cajuns réalisés en Louisiane après la Seconde Guerre mondiale, alors que les musiciens utilisaient des modèles étrangers, surtout allemands.
Drunkard’s two-step par Robert Bertrand chez Fais Do Do, 1959. Dans un délicieux mélange d’anglais et de français, ce chanteur et accordéoniste nous propose ici un two-step indissociable du style, une danse cajun qui se pratique en couple. Et malgré son titre (le two-step de l’ivrogne), à consommer sans modération !
J’ai fait mon idée (J’ai fait mon ede’e) par Shirley Bergeron chez Lanor, 1960. Avec son frère Alphee (accordéon), Shirley Bergeron, qui chantait et jouait de la steel guitar, fut un excellent représentant de la musique cajun telle qu’on l’imagine quand on arrive en Louisiane. C’est le premier disque gravé par Lanor, créé la même année par Leo Lavergne.

Une des deux premières faces des Walker Brothers (avec Lawrence), en 1929. © : Early Cajun Music.

Yeux noirs (Yeaux noir) par Lawrence Walker chez La Louisianne (oui, avec deux « n »…), 1961. En octobre 1929, au sein des Walker Brothers qui comprennent aussi son frère et son père, Lawrence Walker chante, joue de l’accordéon et du violon sur deux faces gravées chez Brunswick. Cela fait de lui un pionnier, la première chanson cajun ayant été enregistrée l’année précédente… Il poursuivra ensuite sa carrière, devenant surtout célèbre pour ses compositions.
Married life par Louis Cormier chez La Louisianne, 1962. Encore un excellent accordéoniste pour conclure cette sélection avec une superbe ballade louisianaise, à la sauce cajun bien sûr !