Comme promis dans mon article du 30 juillet 2022, je reviens sur l’exposition Black Indians de La Nouvelle-Orléans au musée du Quai Branly – Jacques Chirac, qui débute ce 4 octobre 2022 pour s’achever le 15 janvier 2023. S’il reste difficile de dater précisément les origines de cette tradition plurielle (artistique, culturelle, sociale, spirituelle et tribale), on sait que les relations entre Amérindiens et esclaves venus d’Afrique, il est prématuré de parler d’Afro-Américains, sont très anciennes. Le 2 mars 1699, une expédition menée par le Français de Montréal Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville (1680-1767) établit la première colonie française (Fort Maurepas) à l’emplacement de la future ville d’Ocean Springs, aujourd’hui dans le Mississippi, en un lieu qu’il baptise pointe du Mardi Gras. Trois ans plus tard, il crée Fort Louis de Louisiane, sur le site de l’actuelle ville de Mobile, Alabama. À cette époque où les frontières des États ne sont pas définies, il poursuit ses explorations et fonde La Nouvelle-Orléans en 1718.

Bo Dollis and the Wild Magnolias avec Big Chief Monk Boudreaux. © : Golden Richard III / Offbeat Magazine.

Dès le début du XVIIIe siècle, de Bienville et ses hommes ont besoin d’esclaves, qu’ils trouvent d’abord chez les Amérindiens. Mais très vite, des esclaves arrivent aussi d’Afrique au port de La Nouvelle-Orléans. L’oppression subie par ces esclaves que tout pourrait opposer va au contraire les rapprocher, et ils s’apprennent leurs langues respectives et se partagent les tâches. Au début des années 1720, de plus en plus d’esclaves africains prennent la fuite, aidés par les Amérindiens qui les accueillent dans les bayous où ils trouvent un abri relatif. Une vingtaine d’années plus tard, profitant de conditions moins féroces que dans d’autres régions du Sud, les esclaves africains se retrouvent le dimanche sur la « Place des nègres », qui prendra plus tard le nom de Congo Square (de nos jours intégrée au parc Louis-Armstrong), où ils dansent, chantent, jouent de la musique et festoient. Rien n’indique toutefois que les Amérindiens les retrouvaient sur Congo Square, et c’est même très improbable. Mais quand ils se fréquentent, les esclaves africains adoptent d’autres traditions propres aux Amérindiens, en particulier leurs costumes spectaculaires qui caractérisent les Mardi Gras Indians actuels.

Mardi Gras Indians, Canal Claiborne, La Nouvelle-Orléans, février 1915. © : George Ernest Durr / Historic New Orleans Collection.

Il en ira ainsi pendant près de quatre-vingts ans, jusqu’en 1817 (la Louisiane est devenue un État américains en 1812), quand le maire de La Nouvelle-Orléans imposera des conditions plus restrictives, alors que l’on pouvait compter 500 à 600 esclaves chaque dimanche sur Congo Square. En outre, les révoltes et les évasions se multiplient, conduisant les autorités à interdire les rassemblements. Les Amérindiens se font oublier dans les bayous où des esclaves en fuite les rejoignent. On estime que les Amérindiens réapparaissent en ville en 1835, et vers le milieu du XIXe siècle, les premiers esclaves africains sont vus avec des costumes traditionnels indiens. Mais la tradition des Mardi Gras Indians voit vraiment le jour dans les années 1880. Les premières tribus, donc composées d’Afro-Américains et non d’Amérindiens, se constituent, et elles rivalisent pour parader au moment du Mardi Gras. Une rivalité réelle car les violences ne sont pas rares pour imposer son plus beau costume face à l’adversaire, et elles perdureront jusque dans les années 1950.

La Nouvelle-Orléans, 19 mars 1942. © : Louisiana State Library.

Fort heureusement, désormais, alors qu’une quarantaine de tribus (qui comprennent généralement plusieurs membres d’une même famille) sont présentes à La Nouvelle-Orléans, ces heurts n’ont plus cours, et les Mardi Gras Indians se produisent lors de défilés colorés ou bien sur scène, où ils délivrent un musique syncopée qui confine à la transe, avec des emprunts, nous le savons, au R&B, au blues et au funk. En « configuration » musicale, ils enregistrent des disques et entreprennent des tournée en Europe, où ils sont hélas bien trop rares. En tout cas, réjouissons-nous de cette exposition au musée du Quai, qui à coup sûr mettra en lumière cette tradition unique, basée sur l’amitié de peuples oppressés, car nous savons désormais que les Black Indians rendent ainsi hommage aux Amérindiens qui les aidèrent par le passé. L’exposition propose enfin diverses animations toutes plus alléchantes les unes que les autres, que je vous indique ci-dessous.

Big Chief Monk Boudreaux lors du NEA National Heritage Fellowships, 2016. © : Tom Pich.

– Le 6 octobre 2022 à 20 heures, concert zydeco de Sunpie and The Louisiana Sunspots.
– Les 6 et octobre 2022 colloque (gratuit) De l’esclavage aux Black Indians. L’extraordinaire parcours des Africains-Américains de La Nouvelle-Orléans.
– Du 19 octobre au 20 novembre 2022, festival de cinéma documentaire et musical Always for Pleasure (gratuit).
– Le 6 novembre 2022 à 13 h 30, rencontre (gratuite) Stratégie du choc à La Nouvelle-Orléans dans le sillage de l’ouragan Katrina.
– Le 12 novembre 2022 à 19 heures, concert funk de Galactic Featuring Angelika Jelly Joseph.
– Le 13 novembre 2022 à 17 heures, concert cajun de Cedric Watson et Bijou Créole.
– Le 24 novembre 2022 à 18 heures, rencontre (gratuite) Black Masking Indians.
– Le 25 novembre 2022 de 19 heures à minuit, soirée inédite autour de La Nouvelle-Orléans (gratuite).
– Les 3 et 4 décembre 2022, concerts « Big Chiefs à Paris » du 79rs Gang.
– Mais aussi : Dimanches en fanfare (gratuit, immersion en musique au cœur de la Louisiane, tous les dimanches de 15 à 17 heures (sauf les 25 décembre et 1er janvier), lecture et débat autour de l’article du Monde Diplomatique d’Olivier Cyran « Comment tuer une ville », grande parade de clôture le 15 janvier 2023 (gratuite).

Pour compléter, je vous remets ci-dessous les liens (livres, films) déjà mentionnés dans mon article du 30 juillet, auxquels j’ajoute quelques chansons en écoute.

À lire.
From the Kingdom of Kongo to Congo Square: Kongo Dances and the Origins of the Mardi Gras Indians, par Jeroen Dewulf (University of Louisiana at Lafayette Press, 2017).
Jockomo: The Native Roots of Mardi Gras Indians, par Shane Lief et John McCuster (University Press of Mississippi, 2019).
No I Won’t Bow Down on That Dirty Ground: A History of the Black Mardi Gras Indians, par Maurice M. Martinez (autoédition, 2021).

À voir.
Black Indians of New Orleans, par Maurice M. Martinez et James Pollard Hinton (1976).
Black Indians de Jo Béranger, Hughes Poulain et Édith Patrouilleau (2018).
All on a Mardi Gras Day, par Michael Pietrzyk (2019).

À écouter.
Mardi Gras in New Orleans par Professor Longhair (1949).
Jock-A-Mo (Iko Iko) par James Sugar Boy Crawford’s song (1953).
Handa Wanda par Bo Dollis and the Wild Magnolias (2000).
Rising sun par Big Chief Monk Boudreaux (2016).