Sa mort est passée inaperçue et a bien failli nous échapper. Pourtant, Peter « Pete » Whelan n’est autre que le fondateur du label Origin Jazz Library (OJL) et du magazine 78 Quarterly. Il s’est donc éteint le 17 janvier dernier à l’âge de quatre-vingt-treize ans, et bien qu’il soit difficile de trouver des éléments biographiques sur ses origines, nous avons mené des recherches qui nous permettent de vous proposer un article assez documenté. Peter Whelan voit le jour le 17 mai 1929 à New York, d’une mère peintre qui étudia à la Sorbonne, et d’un père fils de millionnaire, toutefois ruiné par la crise cette même année. Il étudie dans un pensionnat catholique dont il est expulsé à douze ans, en 1941. Depuis l’année précédente, il joue de la trompette et n’écoute que du jazz (il jouera aussi du piano).
Peu après, il poursuit sa scolarité à Solebury School à New Hope, Pennsylvanie, qui compte parmi ses anciens diplômés Fred Ramsey Jr. (1915-1995), auteur en 1939 de Jazzmen, premier livre sur l’histoire du jazz publié aux États-Unis, et le compositeur et historien Bill Russell (1905-1992). On y trouve aussi quelques collectionneurs de disques, toujours de jazz. À quatorze ans, Whelan s’abonne au Record Changer, un magazine pour collectionneurs qui chronique aussi des disques de jazz. Sans doute à la même époque, il rencontre un certain Bill Love, qui collectionne les disques Paramount, mais là encore seulement de jazz alors que le catalogue du label est un des plus riches des années 1920 et 1930 en termes de blues ! Malgré cela, Whelan affirmera toujours avoir commencé à collectionner également des disques de blues dès l’âge de douze ans.
Il arpente alors les disquaires de Philadelphie, et sa collection, d’abord composée de disques d’occasion très courants, ne cesse d’augmenter et de s’enrichir de 78-tours de plus en plus rares. Alors qu’il s’intéresse aux catalogues Gennett et Champion, et notamment à Sam Collins, il côtoie à partir de 1954 James McKune, collectionneur compulsif qui le convainc qu’il ferait mieux de considérer de grands pionniers du blues comme Charlie Patton, Son House, Skip James, Mississippi John Hurt et Robert Wilkins, mais alors largement oubliés. Whelan semble très lié à McKune (qui décédera en 1971) bien qu’il soit dépressif et imprévisible, mais il a manifestement joué un rôle essentiel dans son approche de collectionneur.
Alors que le Blues Revival se profile, la suite du parcours de Whelan nous est plus familière. Il fréquente maintenant Nick Perls, futur fondateur de Yazoo Records, et Bill Givens. Lors de la parution en 1959 de The Country Blues par Sam Charters, premier livre générique sur le blues, Whelan et Givens s’accordent sur un point : Charters ne donne pas assez de place aux bluesmen du Delta. En 1960, ils s’associent donc pour créer Origin Jazz Library, le premier label dédié aux rééditions de disques de blues des années 1920 et 1930. Les notes de pochettes sont souvent signées de Bernie Klatzko, un autre collectionneur, mais parallèlement Whelan collabore avec Gayle Dean Wardlow, qui l’aide à trouver des informations sur les bluesmen du Delta, et commence à rassembler des éléments qui en feront un des meilleurs spécialistes de Robert Johnson.
Le premier album d’OJL, la fameuse référence OJL-1, porte sur Patton et s’intitule « Charlie Patton! 1929-1932 ». OJL-3, OJL-7 et OJL-10 sont consacrés à Henry Thomas, encore Charlie Patton et Sam Collins, et les autres références sont des compilations qui favorisent souvent la découverte d’artistes peu connus (avec aussi un peu de gospel, de jazz et de country) : « Really! The Country Blues 1927-1933 », « The Great Jug Bands », « The Mississippi Blues 1927-1940 », « The Country Girls! 1927-1935 », « Country Blues Encores 1927-1935 », « Byways Of Jazz », « In The Spirit No. 1! »… Le n° 2, « Really! The Country Blues 1927-1933 », est essentiel dans le sens où il permet de découvrir des bluesmen méconnus du Delta. En 1967, après la sortie du n° 14 (« Alabama Country 1927-1931 »), Whelan, insatisfait du travail à ses yeux insuffisant de Givens qui voulait en outre s’installer en Californie, quitte le label.
La même année, comme il est toujours collectionneur, il crée 78 Quarterly, avant tout sur le blues mais aussi le jazz, et qui se distingue par ses rubriques sur les 78-tours très rares. Les revues spécialisées du genre sont alors très rares, Blues Unlimited datant de 1966 et Soul Bag de 1968, cette dernière étant la seule toujours en activité. Deux numéros, dont le tirage est compris entre 2 000 et 3 000 exemplaires, paraissent en 1967 et 1968, avec déjà des collaborateurs prestigieux comme Steve Calt, Gayle Dean Wardlow, Lawrence Cohn, John Godrich et Pete Welding. Et puis, étrangement, plus rien durant… vingt ans ! Whelan s’installe à Key West en Floride pour une longue parenthèse sur laquelle il est peu prolixe, puis reprend la publication de 78 Quarterly à partir du n° 3 du volume 1 comme si elle n’avait jamais cessé…
Elle s’achèvera en 2005 après douze volumes aujourd’hui très recherchés des collectionneurs. Le n° 4 du volume 1, axé sur Robert Johnson (avec une couverture signée Robert Crumb), fut rapidement épuisé et réimprimé, pour des ventes totales estimées entre 6 000 et 7 000 exemplaires, ce qui est très significatif pour un magazine uniquement disponible par correspondance. En 1992, Whelan rééditera également les deux premiers numéros, épuisés, en un seul volume. Quant au label OJL, il continuera de sortir des disques en orientant sa production vers les bluesmen du Blues Revival, ainsi que vers d’autres genres comme la country, le western swing, le folk, la musique hawaïenne… Après la mort de Givens en 1999, la marque sera reprise par Cary Ginnell et Michael Kieffer, et continue de nos jours de rééditer des disques de jazz et de blues. On le voit, la disparition de Peter Whelan n’a rien d’anodin, et je vous propose d’écouter une interview réalisée en 2016 chez lui à Key West, entrecoupée de chansons au piano.
Voici maintenant dix chansons peu connues extraites du catalogue OJL, période Peter Whelan.
– Undertaker blues par Buster Johnson, 1932 (« Really! The Country Blues 1927-1933 »).
– Getting ready for trial par The Birmingham Jug Band, 1930 (« The Great Jug Bands »).
– Come over here par Elder Richard Bryant’s Sanctified Singers, 1928 (« The Great Jug Bands »).
– Bullfrog blues par William Harris, 1928 (« The Mississippi Blues 1927-1940 »).
– Stranger blues par Rosie Mae Moore, 1928 (« The Country Girls! 1927-1935 »).
– Motherless child blues par Elvie Thomas, 1930 (« The Country Girls! 1927-1935 »).
– My babe, my babe par Bill Wilber (probable pseudonyme de Joe McCoy), 1935 (« Country Blues Encores 1927-1935 »).
– Jackass blues par Alan Jackson’s Plantation Orchestra, 1927 (« Byways Of Jazz »).
– I am bound for the promised land par Alfred G. Karnes, 1927 (« In The Spirit No. 1! »).
– Two wild horses in a line par The Two Poor Boys, 1931 (« Alabama Country 1927-1931 »).
Sources ayant servi à la rédaction de cet article.
– « Objects of Desire: Canon Formation and Blues Record Collecting », article de John Dougan pour la Middle Tennessee State University, 2006.
– « Gayle Dean Wardlow Pt.1 – Blues Detective », article du site Big Road Blues, 2019.
– « For the Love of 78 rpm Records – 78 Quarterly », article du site Golden Mystics of Old Time Music.
– Pioneers of the Blues Revival, livre de Pete Cushing, interview de Peter Whelan, University of Illinois Press, 2014.
– Sans oublier l’hommage émouvant sur son profil Facebook du célèbre collectionneur John Tefteller, qui a bien connu Whelan et qu’il considère comme son mentor.
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