Nouvel article de ma rubrique qui s’arrête sur des mots et des expressions propres aux textes du blues, dont on ne trouve pas la traduction dans les dictionnaires traditionnels (*). Il s’agit essentiellement d’expliquer le sens de ces termes nés lors de la conception du blues, soit dans les années 1880, en les remettant dans le contexte des compositions des musiques afro-américaines. Aujourd’hui, je vous propose d’évoquer l’expression eleven twenty-nine (parfois 11-29 ou 1129). Ce « onze vingt-neuf » ne fait pas référence à une date (il peut en effet désigner l’année 1129), mais bien à onze mois et vingt-neuf jours, soit, vous l’aurez compris, à une période d’un an moins un jour. Ce qui est mathématique mais n’est pas anodin. En effet, tout particulièrement dans les États sudistes aux USA, dans le cas d’un délit mineur, la peine maximale était d’un an pile. Or, en prononçant une peine inférieure à un an, l’établissement pénitentiaire n’était pas obligé de fournir au détenu libéré des vêtements propres, un billet de train pour rentrer chez lui et une petite somme d’argent…
Hélas, les principales victimes de cette singularité pénitentiaire étaient évidemment les Afro-Américains, souvent condamnés par des tribunaux exclusivement composés de Blancs pour des motifs futiles à de telles sentences. Pour être complet, reconnaissons que cette législation s’appliquait au niveau local (comté) et non de l’État quand il s’agissait de plus longues peines. Dès lors, les détenus purgeaient leur peine pas très loin de leurs familles qui souvent leur apportaient de la nourriture, mais ne minimisons pas l’injustice du système à la base, qui n’avait d’autre but que d’opprimer un peu plus les Noirs. Les bluesmen, dont nombre d’entre eux furent condamnés pour un oui ou pour un non, par exemple pour prétendu vagabondage, ont très vite mis des chansons sur ce thème à leur répertoire.
Nous ne connaissons pas précisément les origines de l’expression, mais nous pouvons supposer qu’elles sont postérieures à l’abolition de l’esclavage. En effet, avant 1865, les esclaves n’avaient aucun droit et n’étaient pas même concernés par les statuts et lois de l’administration pénitentiaire, leur sort dépendait de leurs propriétaires. Le 1er février 1928, le Memphis Jug Band, dans sa chanson Snitchin’ gambler blues, parle d’une scène située au début des années 1890 : il est question des snitchers (mouchards) qui dénoncent les Noirs ainsi condamnés au eleven twenty-nine… Nous avons rattaché à notre thème la célèbre chanson (The) Midnight Special, reprise par de nombreux artistes, et qui était sans doute interprétée avant 1905 par des prisonniers. En 1927, Sam Collins fut le premier bluesman à l’enregistrer. Durant les années 1920 et 1930, le thème apparaîtra assez régulièrement dans les paroles du blues, avant de disparaître avec la modification de la juridiction dans les États, même si le eleven twenty-nine fait toujours partie des peines encourues au Tennessee… Notre sélection ci-dessous porte donc sur des chansons assez anciennes… mais superbes !
– Midnight Special blues par Sam Collins le 17 septembre 1927.
– Snitchin’ gambler blues par le Memphis Jug Band’s le 1er février 1928.
– Judge Harsh blues par Furry Lewis le 28 août 1928.
– Viola Lee blues par les Cannon’s Jug Stompers le 20 septembre 1928.
– Jim Lee – Part I par Charlie Patton vers octobre 1929.
– 1129 blues (The Midnight Special) par Romeo Nelson vers le 3 février 1930.
– Joliet bound by Kansas Joe McCoy avec Memphis Minnie le 3 février 1932.
– Eleven twenty-nine blues par Leroy Carr avec Scrapper Blackwell le 14décembre 1934.
(*) Rubrique réalisée avec entre autres sources les archives de la Bibliothèque du Congrès à Washington et les livres Talkin’ that talk – Le langage du blues et du jazz de Jean-Paul Levet (Outre Mesure, 2010), Barrelhouse Words – A Blues Dialect Dictionary de Stephen Calt (University of Illinois Press, 2009) et The Language of the Blues: From Alcorub to Zuzu de Debra Devi (True Nature Records and Books, 2012).
Les derniers commentaires