Depuis 2006, nous commémorons chaque 10 mai la Journée nationale des mémoires de la traite et de l’esclavage et de leurs abolitions. Le 10 mai 2022, dans le cadre de la publication de notre 500e article sur ce site, nous avions réalisé un dossier intitulé « De l’esclavage au blues ». Nous pensons que le sujet à toute sa place ici, et nous allons une nouvelle fois commémorer cette date importante, tout en reliant nos propos à la musique. En ce moment, la question de la reconnaissance de la traite et de l’esclavage comme crimes contre l’humanité, à laquelle nous sommes évidemment pleinement favorables, se fait toujours plus pressante. Nous vous proposons d’aborder aujourd’hui le Code noir, ce qui nous permettra de revisiter un pan de l’histoire de la Louisiane, et ce dans le sens le plus large du terme.
Le Code noir est le nom donné à une ordonnance ou un « Édit du Roy sur les esclaves des Isles de l’amerique », daté de mars 1685, sous le règne de Louis XIV. Il existe un seul exemplaire du manuscrit original de 1685, conservé aux Archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence. L’ordonnance essaie de faire croire à certains aménagements de la condition des esclaves, qui bénéficient de jours chômés (dimanches, fêtes chrétiennes), impose aux propriétaires de les nourrir et de les habiller, interdit la séparation des familles, les mauvais traitements, les violences sexuelles. Bien entendu, elle « oublie » que la déportation depuis leurs terres natales en Afrique et la privation de liberté marqueront profondément les esclaves et leurs descendants durant des générations, et ne remet pas en cause la traite atlantique. Sachant en outre que les règles énoncées seront bien souvent bafouées par les propriétaires, le Code noir est bien une totale abomination. À noter que les États-Unis instaureront leurs propres Black Codes, mais bien plus tard, en 1832, alors que le pays comptera un nombre significatif d’États, ceux du Sud (Southern States) et du Nord (Northern States).
Le Code noir s’appliquera dès 1685 en Martinique et en Guadeloupe, à Saint-Domingue (pas encore Haïti) en 1687 et en Guyane en 1704. Deux autres édits l’étendront à l’île Bourbon (aujourd’hui La Réunion) en 1723 puis à la Louisiane en 1724. La Louisiane française de la fin du XVIIe siècle, entièrement contrôlée par les Français, fait alors partie de la Nouvelle-France et occupe une immense superficie qui représente à peu près le tiers des actuels États-Unis ! Du nord au sud, elle va de la région des Grands Lacs jusqu’au golfe du Mexique, couvrant à peu près le bassin du fleuve Mississippi. La découverte de son embouchure, et donc de son delta, constitue un objectif majeur pour les colons français. Deux d’entre eux, Louis Jolliet et Jacques Marquette, explorent d’ailleurs le fleuve dès 1673, et le 9 avril 1682, René-Robert Cavelier de La Salle parvient à l’embouchure du Mississippi et donne ainsi à toute la région le nom de Louisiane.
La traite des Noirs commence en 1713 en Louisiane, cinq ans avant la fondation de La Nouvelle-Orléans à l’embouchure du Mississippi. Au cours du XVIIIe siècle, plusieurs conflits d’ampleur opposent les Français, les Anglais et les Espagnols sur le territoire des futurs États-Unis. En 1762, la France cède la Louisiane à l’Espagne. Dès lors, il ne s’agit plus de la Louisiane française d’origine, mais de la Louisiane actuelle, qui deviendra officiellement un État américain en 1812. Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, la Louisiane accueille également des Acadiens. Ces derniers sont francophones et viennent de l’Acadie, au nord-est du Canada, d’où ils sont déportés suite aux guerres entre Français et Anglais. Bon nombre d’entre eux trouvent refuge en Louisiane, où ils sont acceptés par les Indiens qui les aident et les cachent dans une zone marécageuse, les bayous. Au centre-sud de la Louisiane, cette région est l’Acadiane ou Pays cajun. Les Cadiens (l’histoire n’a pas conservé le « A » initial) ou Cajuns ont développé leur propre culture, et bien entendu leurs traditions musicales. La musique cadienne, toujours vivace de nos jours et basée sur un créole francophone, est festive, entraînante, excitante. Elle est souvent rattachée au blues dont elle diffère toutefois sous bien des plans. Mais elle a généré un courant généralement anglophone cette fois bien plus proche du blues, le zydeco. Cajun et zydeco se distinguent par l’emploi d’instruments comme le violon (fiddle), le frottoir (washboard) et l’accordéon.
Ces musiques louisianaises sont donc nées de l’esclavage, du Code noir et de la déportation des esclaves africains, mais aussi des Acadiens. Il nous semblait nécessaire d’évoquer en ce 10 mai cette histoire, même si elle mériterait un plus large développement (nous y reviendrons très certainement dans de futurs articles). Et bien entendu, pour illustrer cela, nous concluons avec une sélection de chansons en écoute.
– Allons à Lafayette en 1928 par Joe Falcon et Joe Falcon, premier enregistrement d’une chanson cajun !
– Two step de Eunice en 1929 par Amédé Ardoin, extraordinaire chanteur-accordéoniste, pionnier de la musique cadienne.
– Far away from home blues en 1929 par Dewey Segura.
– Le gran mamou en 1935 par Leo Soileau.
– Dans le grand bois (In the forest) en 1938 par les Hackberry Ramblers.
– Ay-tete fee en 1955 par Clifton Chenier.
– Bonsoir Moreau en 1966 par Canray Fontenot et Bois Sec Ardoin.
– Pine grove blues (Ma négresse) en 1975 par Nathan Abshire.
– Rock me baby en 1976 par Rockin’ Dopsie.
– Jambalaya en 1983 par Queen Ida.
– Zydeco festival en 1995 par Nathan Williams.
– Brown sugar en 1995 par Rosie Ledet.
– Uncle Bud en 2014 par Terrance Simien.
– Why do you want to hurt me? en 2020 par Geno Delafose.
– Pauvre hobo en 2021 par BeauSoleil.
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