© : CulturAdvisor.

Certains artistes évoqués ici ne sont pas toujours ancrés dans le blues dit « traditionnel » que je privilégie sur ce site. Mais Earl Bostic fut un saxophoniste (également chef d’orchestre et arrangeur) absolument exceptionnel, reconnu par les géants de l’instrument dont Charlie Parker et John Coltrane. Et si son parcours embrassa d’abord le jazz, sa polyvalence lui permit de jouer un rôle non négligeable dans la création du R&B au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi du Jump Blues, et son influence s’étend aux fondateurs de l’école du saxophone dans le Chicago Blues des années 1950. Car le phrasé de Bostic, qui jouait du saxophone alto, était absolument unique en son genre, inventif et véloce, grondant, dense ou bien plus agile, servi par une maîtrise technique et un sens de l’improvisation incomparables. D’aucuns diront qu’il savait produire l’impossible avec son instrument… Pourtant, de nos jours, si tout le monde se souvient de Charlie Parker et de John Coltrane, c’est loin d’être le cas pour Earl Bostic et ça me semble un peu injuste d’oublier cet artiste majeur qui a rendu les armes sur scène.

En 1961. © : Montreal Concert Poster Archive.

Il naît Eugene Earl Bostic le 25 avril 1913 à Tulsa, Oklahoma, et nous ignorons si ses parents, Druzella Gibson et Isaac Bostic, étaient liés à la musique. En tout cas, il apprend sans doute très jeune la clarinette puis le saxophone, dont il joue avec les Boys Scouts locaux ! Selon Barry Kernfeld pour l’Oxford African American Studies Center, il quitte Tulsa en 1930 ou 1931 pour tourner avec les Twelve Clouds of Joy de Terrence Holder. C’est déjà un musicien accompli, car Buddy Tate, alors membre du groupe et autre grand saxophoniste (et clarinettiste), rapportera qu’il « avait rejoint le groupe du fait de son habileté et de sa maturité comme soliste ». Toujours d’après la même source, les musiciens de la formation ont alors testé Bostic pour voir s’il était capable de lire une musique difficile : « Sans même répéter, Bostic est parti sur un tempo incroyablement rapide et a joué le thème au premier essai, avec une telle habileté que seul le batteur a pu le suivre jusqu’à la fin. »

© : Gilles Pétard / Redferns / Getty Images.

Bostic passe ensuite un an à l’université Creighton à Omaha, Nebraska, tout en jouant localement et dans un groupe du Reserve Officers Training Corps, la réserve des officiers des forces armées américaines. Il poursuit ses études à l’université Xavier à La Nouvelle-Orléans, dont il sort diplômé en théorie musicale, et continue de s’aguerrir au sein de formations dans le Midwest et dans le Sud, avant de se fixer à New York en janvier 1938. Présent dans les orchestres de Cab Calloway et Don Redman, il entre pour la première fois en studio le 12 octobre 1939 dans le groupe de Lionel Hampton, qui comprend alors notamment Red Allen à la trompette et Charlie Christian à la guitare ! Au début des années 1940, désormais très actif, Bostic se fait aussi connaître comme arrangeur pour Gene Krupa, Alvino Rey et Louis Prima, et apparaît dans les clubs où il côtoie Dizzie Gillespie et surtout Charlie Parker, très favorablement impressionné…

© : Discogs.

En 1943 et 1944, Earl Bostic est membre à part entière de l’orchestre de Lionel Hampton puis rejoint celui de Hot Lips Page, avec lesquels il participe à quelques sessions d’enregistrement. Enfin, en novembre 1945, il enregistre ses quatre premières faces sous son nom pour Majestic, signe ensuite chez Gotham et obtient un premier « hit » en 1948 avec Temptation qui atteint la dixième place des charts R&B. Ce style est alors très en vogue, et Bostic est remarqué par Syd Nathan du label King qui l’engage pour une collaboration qui va durer seize ans ! En 1951, après Sleep qui se hisse à la sixième place des charts, Bostic décroche le graal avec Flamingo qui reste n° 1 durant quatre semaines. L’année suivante, un certain John Coltrane rejoint quelque temps son groupe tout en avouant qu’il lui a beaucoup appris.

John Dolphin (producteur), Earl Bostic, Joe Houston, Dick « Huggy Boy » Hugg (animateur radio), Dolphin’s of Hollywood, Los Angeles, Californie, vers 1952. © : Michael Ochs Archives/Getty Images.

Mais Bostic, malgré son succès, est à la croisée des chemins. Un peu à l’image d’une Dinah Washington (avec laquelle il tourna en 1951), on lui reproche de s’éloigner du jazz au profit d’une musique trop « commerciale ». Grâce à King, il reste un des artistes les plus prolifiques de son temps (on lui prête plus de 400 faces !), et seul James Brown le dépassera en nombre de réalisations pour le label… Outre les singles, il multiplie les albums, flirte avec la ballade pop et s’essaie même à la bossa nova, tout en sortant deux disques de jazz « pur et dur » en 1963 et 1964. Une fois encore, il n’a jamais sorti de disque de blues à proprement parler, mais cette musique l’inspirait profondément. Car dans les notes de pochette de son album de 1964, « Jazz As I Feel », il disait au journaliste franco-suisse Kurt Mohr (celui-là même qui suggéra en 1968 à un cercle de passionnés de baptiser leur revue Soul Bag) : « Le blues a tout. Une qualité rythmique qui fait sa base, des textes authentiques, une structure d’accords fondamentaux, et par-dessus tout, une personnalité. Le blues et le jazz sont inséparables. » Mais Bostic est prématurément usé par son hyperactivité. Le 26 octobre 1965, en plein concert à Rochester dans l’État de New York, il est victime d’une crise cardiaque dont il décède deux jours plus tard, à cinquante-deux ans.

New York, avril 1949. © : earlbostic.com

Je termine avec mon habituelle sélection de chansons en écoute.
The man I love en 1945.
Temptation en 1948.
Sleep en 1951.
Flamingo en 1951.
Swing low sweet boogie en 1953.
Bugle call rag en 1956.
Harlem nocturne en 1956.
La cucaracha cha cha en 1959.
Up there in orbit en 1959.
Blues for the Ivy Leagues en 1964.

© : earlbostic.com