Actrice, danseuse, c’est bien entendu sa voix d’airain caractéristique, puissante et sensuelle, qui fera d’elle une chanteuse majeure du XXe siècle. Tina Turner s’est donc éteinte ce 24 mai 2023 à quatre-vingt-trois ans, chez elle à Küsnacht en Suisse. Mais avant de collectionner les récompenses (douze Grammy Awards) et de devenir une des plus « grosses » vendeuses de disques de l’histoire (plus de 100 millions), la Suissesse d’origine américaine Tina Turner traversa sans doute sa période la plus créatrice (et celle qui nous intéresse le plus ici) dans les années 1960 et au début de la décennie suivante, quand elle évoluait aux côtés de son sulfureux mari, Ike Turner. À cette époque, et bien qu’on l’associe alors plus à la soul et au R&B, le blues ne rodait jamais très loin autour de Tina…
Elle naît Anna Mae Bullock à Brownsville, Tennessee, et grandit non loin au nord-ouest dans une petite localité, Nutbush. La région est rurale et Anna Mae, comme bien des enfants de son âge, doit cueillir du coton dans une exploitation agricole (Poindexter Farm) où son père supervise l’activité des métayers. Elle a deux sœurs et la mère du bluesman Eugene « Hideaway » Bridges (Mary Elizabeth Bullock) est une de ses cousines. Durant la Seconde Guerre mondiale, ses parents partent pour Knoxville, elle est dès lors élevée par ses grands-parents paternels, tous deux diacres dans une église à Nutbush, la Woodlawn Missionary Baptist Church. Après la guerre, la famille se réunit et Anna Mae débute au chant dans une autre église locale, la Spring Hill Baptist Church. Elle écoute aussi la radio et découvre ainsi la country et surtout le blues de B.B. King.
Mais ses parents ne s’entendent décidément pas. Victime de violences conjugales, sa mère quitte le foyer en 1950 pour Saint-Louis, pendant que son père refait sa vie, se remarie en 1952 et file à Détroit… Les trois sœurs Bullock se retrouvent cette fois chez leur grand-mère maternelle à Brownsville. Anna Mae est ensuite employée de maison, cheerleader et joueuse de l’équipe de basket de son école, puis, à la mort de sa grand-mère en 1955, elle rejoint sa mère à Saint-Louis, où vit déjà sa sœur aînée Ruby Alline Bullock (1936-2010). Malgré cette jeunesse pour le moins chaotique, elle parvient à suivre une scolarité normale et obtient son diplôme de bachelière en 1958. Mais dès l’année précédente, son existence avait pris une nouvelle direction. Ruby Alline, passionnée de musique, à en effet commencé à emmener sa petite sœur dans les clubs de Saint-Louis où la scène est particulièrement développée.
Ruby Alline est directement impliquée dans cette scène, car en plus d’être serveuse dans un club d’East Saint-Louis, le Manhattan Club, elle entretient une relation amoureuse avec Eugene Washington, le batteur du house band du club, les Kings of Rhythm emmenés par Ike Turner (1931-2007), qui « occupent » les lieux depuis 1954. En 1957, Ike Turner n’a que vingt-six ans mais déjà une expérience significative dans l’industrie musicale. Natif de Clarksdale, Mississippi (en plein berceau du blues !), ce chanteur, pianiste et guitariste se fait remarquer au piano dès mars 1951 avec Rocket 88 (dont il serait aussi le compositeur bien qu’il soit créditée au chanteur-saxophoniste Jackie Brenston et son groupe les Delta Cats), aujourd’hui généralement considéré comme le premier rock ‘n’ roll de l’histoire… Ensuite, jusqu’en 1954, il joue le rôle de découvreur de talents pour les labels Sun et Modern, contribuant au lancement des carrières ou à l’obtention d’engagements de bluesmen de la stature de B.B. King, Howlin’ Wolf, Bobby « Blue » Bland, Rosco Gordon, Boyd Gilmore, Elmore James, Junior Parker et autre Little Milton !
Un beau jour de 1957, Ruby Alline, qui avait déjà essayé sans succès de faire chanter Anna Mae au Manhattan Club où se produisent Ike Turner et ses Kings of Rhythm, y parvient enfin lors d’une pause grâce à une intervention du batteur, et sa sœur interprète un titre de B.B. King, You know I love you. Ike Turner, dont le flair artistique est évident, est impressionné et ouvre les portes de son groupe à Anna Mae ! Cette dernière, qui se fait alors appeler Ann Bullock, débute ainsi sa carrière musicale à seulement dix-sept ans, et les événements se précipitent : elle fréquente le saxophoniste des Kings of Rhythm, Raymond Hill, dont elle tombe enceinte (leur fils, Raymond Craig, sera plus tard adopté par Ike Turner), puis, en août 1958, elle apparaît pour la première fois sur disque sous le nom de Little Ann (un surnom trouvé par Ike qui la trouve « maigrichonne » !), avec la chanson Boxtop sur un single gravé chez Tune Town.
À partir de 1960, Ike Turner, qui trouve désormais Anna Mae Bullock moins maigrichonne (leur premier fils Ronnie naît en octobre 1960…), l’appelle cette fois Tina, et leur premier single cette même année chez Sue, A fool in love, est crédité à Ike & Tina Turner alors qu’ils ne sont pas encore mariés car ils se diront « oui » en septembre 1962 à Tijuana au Mexique. Mais avec le succès de A fool in love, qui se vend à un million d’exemplaires et atteint la deuxième place des charts R&B de Billboard en juillet 1960, Ike n’attend pas et fonde la Ike & Tina Turner Revue. Malheureusement, dès le début de leur relation, Ike est violent avec Tina et nous savons que les choses ne s’arrangeront pas. Mais, malgré ses défauts, Ike sait tirer le meilleur de Tina, dont il fait une « bête de scène » et une chanteuse hors norme, à laquelle il apprend à conserver la ferveur vocale du gospel malgré un registre alors très orienté soul et R&B. Accompagnés d’orchestres énergiques cuivrés avec aux chœurs les célèbres Ikettes, ils sortent entre février 1961 et juin 1963 cinq albums, tous chez Sue. Le premier, « The Soul of Ike Turner », leur vaut une nomination aux Grammys pour la chanson It’s gonna work out fine, et sur le quatrième, « Don’t play me cheap », le blues s’invite de façon plus marquée. Omniprésent, Ike Turner, à de très rares exceptions près, signe toutes les compositions. Notons néanmoins que la sœur de Tina, Ruby Alline, écrivit quelques chansons pour la formation, dont Funkier than a mosquita’s tweeter, reprise à partir de 1973 par Nina Simone.
Mais la Ike & Tina Turner Revue reste surtout une formidable machine de scène et peut se passer d’enregistrer quelque temps, car l’album suivant, « Get It – Get It », sort en 1966 dans des conditions un peu rocambolesques tout en marquant un tournant stylistique. Sorti par l’obscur label californien Cenco, qui à part cet album n’éditera que des singles, on ne sait pas vraiment quand il a été enregistré, entre 1964 et 1966, ni exactement quand il est sorti, en 1966 sans plus de précision. Il divise la critique du fait d’arrangements à grand renfort de cordes, mais sera pourtant réédité en 1970 par une grosse compagnie (Capitol) sous le titre « Her Man… His Woman », et se distingue surtout par son registre résolument blues avec des reprises d’Elmore James, Willie Dixon, Jimmy Rogers, Eddie Boyd et Guitar Slim. À cette époque, la discographie du duo est difficile à retracer. Outre son emprise physique et psychologique sur sa femme, Ike, qui abuse des drogues comme de l’alcool, semble un peu perdre pied en multipliant les contrats avec de petits labels ou pour des marques éphémères qu’il crée lui-même.
Tina souffre assurément (et pas seulement physiquement) des choix de son mari, mais le duo rencontre le producteur Phil Spector qui leur fera signer un contrat sur son label Philles en 1966. Avant cela, en mars, Spector assure la production de l’album « River Deep – Mountain High »(London), superbe réussite avec une chanson-titre qui deviendra un grand classique de la musique populaire américaine. D’autres albums suivent qui élargissent le spectre en ajoutant du funk, du rock et même de la pop, mais le blues est encore très présent sur « Outta Season » (Blue Thumb, 1969). Puis vient « The Hunter » , toujours chez Blue Thumb en 1969, absolument remarquable, qui démontre combien Ike et Tina sont à l’aise dans le blues. C’est d’autant plus manifeste que le guitariste sur ce disque n’est autre que le bluesman Albert Collins, non crédité car il était alors sous contrat chez Imperial… En 1971, « Workin ‘ Together » leur offre leur plus grand succès, une reprise du Proud Mary de John Fogerty, et pour l’album un Grammy Award. Parmi les albums suivants, « Nutbush City Limits » (United Artists, 1973), avec la fameuse chanson-titre autobiographique écrite par Tina, et « The Gospel According to Ike & Tina (United Artists, 1974), sont recommandés. Pour conclure sur cette période, n’oublions surtout pas les albums live : « Ike &Tina Turner Revue Live » (Kent, 1964), « Live! The Ike & Tina Turner Show » (Warner Bros, 1965), « The Ike & Tina Turner Show – Vol 2 » (Loma, 1967), « In Person » (Minit, 1969), « Live in Paris – Olympia 1971 » (United Artists, 1971), « What You Hear Is What You Get – Live at Carnegie Hall » (United Artists, 1971) et « Live! The World of Ike & Tina » (United Artists, 1973) donnent une juste idée de leurs shows incendiaires.
En septembre 1974, Tina sort son premier album sous son nom chez United Artists, « Tina Turns the Country On! » dans un registre pop folk rock qui lui convient moyennement… Mais elle cherche surtout à se débarrasser de l’emprise de son mari toujours plus accro à la cocaïne et y parvient enfin en 1976 (le divorce sera prononcé deux ans plus tard). À partir de cette date, la carrière de Tina Turner s’oriente franchement vers le rock et la pop, ce qui lui vaut un succès planétaire mais ne s’adresse plus à l’amateur de nos musiques favorites. Des chroniqueurs bien mieux placés que nous s’arrêteront sur cette deuxième partie de sa carrière, dont nous nous contenterons d’évoquer les grandes lignes. Après s’être un peu cherchée sur disque même si sa réputation lui permet de trouver sans difficulté des engagements, elle revient de façon éclatante sur le devant de la scène, avec en premier lieu l’album « Private Dancer » (Capitol, 1984). Écoulé à plus de 12 millions d’exemplaires, le disque lui vaut quatre Grammy Awards dont trois pour la chanson What’s love got to do with it?, son plus grand hit.
Désormais reine de la pop rock, Tina Turner engrange de nombreux autres succès, remplit les stades, apparaît au cinéma dans la superproduction Mad Max Beyond Thunderdome (1985), interprète la chanson du film de la saga James Bond GoldenEye (1995), écrit deux autobiographies, etc. En 1986, elle rencontre à Dusseldorf l’Allemand Erwin Bach, un cadre de sa maison de disques EMI venu l’accueillir à l’aéroport. Ils décident de se fréquenter, et à partir de 1994, ils louent le château Algonquin à Küsnacht (qu’ils achèteront finalement en 2021) au bord du lac de Zurich. En 2013, Tina, qui a mis fin à sa carrière sur scène en 2009, épouse Erwin Bach, demande et obtient la nationalité suisse, renonçant dès lors à la citoyenneté américaine. Ses dernières années sont marquées par les ennuis de santé. Trois semaines après son mariage en 2013, elle est victime d’un AVC dont elle se remet toutefois, d’un cancer de l’intestin en 2016, puis, suite à une insuffisance rénale, elle reçoit un rein de son mari en avril 2017. On ne connaît pas les raisons précises de son décès, son entourage citant une longue maladie. Nombre de médias appellent Tina Turner « la reine du rock ‘n’ roll », un qualificatif à nos yeux réducteur pour cette immense artiste qui fut bien plus que cela et qui laisse une trace indélébile dans l’histoire de la musique populaire. Car Tina restera pour l’éternité cette lionne indomptable qui feulait, grondait et rugissait comme personne, quel que soit le genre.
À écouter.
– Boxtop en 1958 par Ike Turner, Carlson Oliver & Little Ann.
– A fool in love en 1960 par Ike & Tina Turner.
– Things I used to do entre 1964 et 1966 par Ike & Tina Turner.
– River Deep – Mountain High en 1966 par Ike & Tina Turner.
– I am a motherless child en 1969 par Ike & Tina Turner.
– The hunter en 1969 par Ike & Tina Turner.
– Funkier than a mosquita’s tweeter en 1970 par Ike & Tina Turner.
– Proud Mary en 1971 par Ike & Tina Turner.
– Take you higher en 1971 par Ike & Tina Turner.
– I smell trouble en 1971 par Ike & Tina Turner.
– Dust my broom en 1973 par Ike & Tina Turner.
– What a friend we have in Jesus en 1974 par Ike & Tina Turner.
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