Gwo ka en Guadeloupe, 2005. © : de Bompuis, CASC-FGK / Unesco.

Nous ne manquons jamais l’occasion de commémorer la seconde abolition de l’esclavage en Guadeloupe le 27 mai 1848. De même, nous insistons souvent ici pour dire combien les traditions musicales populaires antillaises sont intimement liées à l’esclavage à travers les siècles. Ce qui nous permet également de faire régulièrement le parallèle entre musiques antillaises et afro-américaines, qui partagent des origines et des caractéristiques communes. Et quand nous utilisons le mot « musiques », outre les instruments, cela englobe l’interprétation, les chants, les danses et les textes qui composent un véritable langage qui leur est propre, dont les traits obéissent à l’idiosyncrasie et au vernaculaire. Un ensemble qui permit à la fois aux esclaves de mieux surmonter (autant que possible) les abominations de l’esclavage, mais aussi de nous transmettre ce qui est bien un art fondateur. Car si ces musiques appartiennent aujourd’hui au monde du divertissement, l’histoire qu’elles véhiculent nous rappellent plus que jamais la nécessité du devoir mémoriel.

Première représentation connue d’un banjo aux Antilles, en Jamaïque, par Henry Sloane. © : Slavery Images.

En ce 27 mai 2023, nous vous proposons donc vingt-sept chansons antillaises et afro-américaines qui sont toutes liées à l’esclavage. Concernant la Guadeloupe et les Antilles (nous ferons quelques incursions en Martinique, à la Barbade, à Trinidad et en Haïti), nous évoquerons la biguine, le mayolè, la calenda, le gwo ka… Nous irons aussi en Amérique du Nord, au Canada, en Alabama, dans le Mississippi, au Colorado, sur la Côte Est des États-Unis et en Louisiane, autre « terre créole », pour écouter des descendants d’esclaves, de la musique cadienne (cajun), des représentants de la culture Gullah, du Delta Blues, du Folk Blues… Ces chansons sont classées par ordre chronologique. Certaines datent des années 1930 mais la deuxième partie de notre sélection porte sur des morceaux bien plus récents, ce qui démontre l’attachement de bon nombre d’artistes actuels à la transmission de ces traditions multiséculaires.

Henri Boye et Léona Gabriel. © : France-Antilles.

A si pare par Stellio et Léona Gabriel en 1930 (Martinique). Il apparaît logique de commencer par la biguine, apparue en Martinique au moment de l’abolition de l’esclavage en 1848. Ses meilleurs interprètes martiniquais et guadeloupéens partirent enregistrer à Paris dès la fin des années 1920.
Edamyso 1 par l’orchestre créole Delvi en 1932 (Martinique). Autre exemple d’une formation de biguine très populaire à son époque, tout comme la valse et la mazurka.
Waitin’ on you en 1937 par des enfants d’esclaves (Alabama). Extraordinaire document du musicologue Alan Lomax (Bibliothèque du Congrès), qui montre des photos d’anciens esclaves sur fond d’une chanson interprétée par leurs enfants.

L’ancien esclave Abraham Jones à l’âge de 112 ans, Alabama, vers 1937. © : Library of Congress.

Casse casserole par l’Exotique Jazz en 1940 (Martinique). Contrairement à bien d’autres, les pianiste Louis-Jean Alphonse, qui signe cette chanson, poursuivra sa carrière après la Seconde Guerre mondiale.
Old Black Joe par George Johnson en 1941 (Mississippi). Autre document exceptionnel dû à la Bibliothèque du Congrès, qui met en scène un ancien esclave qui interprète une chanson qu’il entendait quand il travaillait dans les champs. Ce chant n’a pourtant pas été écrit par un Afro-Américain, mais par un Blanc, entre 1853 et 1870…
Allons dance Colinda par Happy, Doc and the Boys en 1947 (Louisiane). Il existe d’innombrables graphies du terme calenda, calinda, kalenda, kolinda, colinda, etc. Une chose est sûre, cette danse originaire du royaume du Kongo (qui englobait des parties de l’actuel Angola, du Congo et du Gabon) était présente au XVIIIe siècle à Saint-Domingue, en Martinique, en Guadeloupe et à Trinidad. Durant le siècle suivant, elle se répand en Louisiane où elle devient une partie intégrante de la musique cadienne (cajun). Cette chanson est archétypale du genre.

Bessie Jones en 1960. © : Alan Lomax Archives.

Sink ‘em low par Bessie Jones en 1960 (Virginie). Le premier bateau d’esclaves arrivé aux États-Unis (en 1619, lire notre article du 21 août 2019) toucha terre à Point Comfort dans l’actuelle Virginie. Progressivement, toute la côte sud-est (Virginie, Carolines, Géorgie et Floride) vit arriver des cargaisons d’esclaves, les premiers des futurs États-Unis. Dans cette région, les Africains essentiellement venus de Sierra Leone s’appellent les Gola, terme qui se changera en Gullah en Amérique. De nos jours, les Gullah sont toujours bien présents en Caroline du Sud et en Géorgie, parlent un créole anglophone (le Geechee) et entretiennent une culture musicale vivace basée sur la blues, le jazz, le gospel…
Soulajé Do-a Katalina par Les Roses en 1962 (Guadeloupe). Le gwo ka compte sept rythmes bien distincts. Le toumblak est peut-être le plus connu, mais aussi celui qui rappelle le plus les racines africaines de ce type de percussion qui constitue la fondation de toutes ces formes de musiques, antillaises et afro-américaines. Groupe immortalisé à Morne-à-l’Eau par l’Américain Alan Lomax, auteur en 1962 des premiers enregistrements de terrain en Guadeloupe (lire notre série d’articles à ce propos, publiés en mai 2022).
Palagué par un groupe de gwo ka en 1962 (Guadeloupe). Enregistré lors de la même session que précédemment. Le groupe comprend notamment Turenne Joseph Valcy, Richard Nart, Gilbert Nart et Guy Dorvan.

Marcel Lollia dit Vélo. © : Outremer Memory.

Dis Adié par Marcel Lollia dit Vélo en 1963 (Guadeloupe). Sans doute le plus célèbre tambouyé, joueur de gwo ka.
You gotta move par Mississippi Fred McDowell en 1965 (Mississippi). Maître absolu da la guitare slide et du Delta Blues. Il reprend ici une chanson inspirée de spirituals interprétés dès le milieu du XIXe siècle par les esclaves en fuite, qui empruntaient le réseau clandestin de l’Underground Railroad (lire notre article du 10 mai 2022).
Belle créole biguine par l’orchestre Jeunesse en 1965 (Guadeloupe). Cet orchestre a été fondé en 1944 par Paul-Émile Halliar, originaire de la République dominicaine.
En di manman an kale maye par Robert Loyson en 1968 (Guadeloupe). Autre chanteur et joueur de gwo ka essentiel, auquel nous avions consacré un portrait le 30 août 2022.

Robert Loyson. © : RCI.

40 acres and a mule par Harrison Kennedy en 2005 (Canada). En 1865, le général Sherman, commandant des forces armées nordistes au Mississippi durant la guerre de Sécession, publie des ordres militaires qui prévoient la restitution aux esclaves libres de terres sur la Côte Est des États-Unis. Cela concerne 18 000 familles, et il est prévu de diviser les 1 600 km2 de terres disponibles en parcelles de 40 acres (16 hectares) et d’offrir une mule pour les cultiver. Malheureusement, Andrew Johnson, successeur d’Abraham Lincoln à la Maison Blanche, s’empressera de mettre fin à ces ordres quelques mois après leur publication… Le Canadien Harrison Kennedy, descendant d’esclaves, s’inspire de cet épisode dans sa chanson.

Lin Canfrin – Le Mayolè, court-métrage de Raymond Philogène en 2007 (Guadeloupe). Le Marie-Galantais fut un des meilleurs adeptes du mayolè, ce « combat pour la liberté et la délivrance » selon le spécialiste Éric Alphonso. À la fois danse, combat et chant, soutenu par le ka, les origines du mayolé sont très anciennes et remontent sans doute au XVIIe siècle, quand les esclaves le pratiquaient comme symbole de la résistance (on utilise en effet un long bâton, que l’on retrouve encore chez certaines tribus africaines).
La danse kalinda par Cedric Watson et Bijou Creole en 2011 (Louisiane). On retrouve la calenda avec cette belle formation louisianaise au répertoire ancré dans les origines.
Kalennda par Roger Jalta en 2014 (Guadeloupe). Cet artiste propose de véritables spectacles de danse traditionnelle influencée par la calenda.

Cedric Watson. © : Rhythm & Roots.

Slave chant par Roger Gibbs en 2016 (Barbade). Cet artiste reprend ici le plus ancien chant d’esclave en langue anglaise qui nous soit parvenu, écrit vers 1775.
At the purchaser option par Rhiannon Giddens en 2016 (Caroline du Nord). Cette magnifique chanteuse (formée à l’opéra !) et multi-instrumentiste (guitare, banjo, violon, kazoo) a écrit cette chanson qui raconte l’histoire d’une esclave qui vient d’accoucher et ne sait pas si elle pourra conserver son enfant : « At the purchaser option » signifie en effet « Au choix de l’acheteur »…
Le mayolè par les Mayoleurs du Moule en 2016. (Guadeloupe). Cette formation est aussi une association qui s’active pour la préservation de cette tradition.

Les Mayoleurs du Moule, Guadeloupe. © : RCI.

Combat final du National Stick-Fighting Competition en 2016 (Trinidad). Lutte dansée aux multiples influences, calenda, mayolé, capoeira…
Sabine turnaround par les Lost Bayou Ramblers en 2017. (Louisiane). Remarquable interprétation avec force fiddle (violon) et accordéon, la musique cadienne puise ses sources dans l’esclavage mais aussi la déportation au XVIIIe siècle des Acadiens.
Mississippi State par Angelique Francis en 2017 (Canada). Chanteuse, contrebassiste, harmoniciste, guitariste, cette jeune canadienne connaît bien l’histoire de sa musique. Son Mississippi State, auquel il faut ajouter Penitentiary, qu’elle répète comme un mantra obsédant, évoque en effet Parchman Farm, terrible pénitencier d’État du Mississippi où les exactions à l’égard des Afro-Américains sont tristement célèbres.
Green Sally par Ranky Tanky en 2019 (Caroline du Sud). Géniale formation découverte en 2017 qui représente la tradition Gullah. Leur chanson ressemble à une comptine, mais elle servait à divertir les enfants pendant que leurs parents esclaves s’échinaient au travail…

Angelique Francis. © : Randall Stafford Cook Photography.

Ten million slaves par Otis Taylor en 2020 (Colorado). Inventeur du Trance Blues, Taylor est très attaché à la cause des Afro-Américains. C’est aussi un excellent adepte du banjo, ici électrique. Décrit dès 1687 ou 1688, le banjo, souvent fabriqué à partir d’une demi-calebasse, est le premier instrument sur lequel les esclaves purent s’exprimer, avec le tambour même si celui-ci demeura longtemps interdit.
Le mayolè, court-métrage de Jules-Henry Castry en 2021 (Guadeloupe). Reportage qui présente la tradition du mayolè, bien fait avec des extraits musicaux.
Lisette quitté la plaine par Jean-Bernard Cerin et Richard Stone en 2021 (Haïti). Une œuvre lyrique pour terminer cette sélection ! Mais pas n’importe laquelle. Le texte de cette chanson, écrit entre 1750 et 1760 par, Duvivier de La Mahautière un Blanc qui vivait en Haïti, est en effet souvent cité comme le premier rédigé en créole… On peut toutefois supposer qu’il existe des textes religieux en créole plus anciens. Mais en termes de musique traditionnelle séculière créée à l’époque de l’esclavage, Lisette quitté la plaine est une pierre angulaire.

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