Cela fait tout juste cinquante ans, le 9 octobre 1973, que Sister Rosetta Tharpe a quitté ce monde. Elle reste une figure centrale de la musique populaire du XXe siècle, pour le modernisme de son jeu à la guitare électrique, mais aussi pour son influence dans les domaines du gospel, du blues et du rock ‘n’ roll. L’artiste avait au moins vingt ans d’avance et nous ne retracerons pas ici son parcours dans le détail, sachant que d’autres, en premier lieu Jean Buzelin (voir plus bas), l’ont fait bien mieux que nous. On se contentera donc des grandes lignes de son parcours, tout en privilégiant pour lui rendre hommage différentes ressources bibliographiques et filmées, en outre récentes, et bien sûr une sélection de chansons en écoute.
Même si bien des sources persistent à dire qu’elle est née Rosetta Nubin (le nom de sa mère), on admet aujourd’hui que son nom de naissance est celui de son père Willie B. Atkins ou Atkinson, dont on sait peu de choses… Tout cela est bien compliqué et nous partirons du principe que Rosetta (ou Rosa, Rosie Etta, Rosabell ou encore Rosether !) Atkins naquit le 20 mars 1915 à Cotton Plant, une petite ville à l’est de l’Arkansas qui compte alors un millier d’âmes (la moitié aujourd’hui). Initiée dès sa plus tendre enfance au chant à l’église avec sa mère, qui s’installe à Chicago au début des années 1920, elle affiche bien vite outre le chant des dons prodigieux à la guitare, chose évidemment rarissime à l’époque pour une femme. Comme nous le rappelle Jean Buzelin dans le numéro 251 de Soul Bag, bien que théoriquement « confinée » au gospel, Rosetta trouve aussi le moyen de voir des bluesmen, notamment sur Maxwell Street.
Le 17 novembre 1934, elle épouse Thomas Julian Thorpe, diacre de la COGIC (Church Of God In Christ), et avec sa mère qui est également mandoliniste, ils se produisent en trio. Deux ans plus tard, mère et fille se fixent cette fois à New York, sans Thorpe. Puis les choses s’accélèrent en 1938. Remarquée pour ses prestations dans les églises de Harlem, Rosetta voit aussi les portes de salles prestigieuses s’ouvrir, à commencer par celles du Cotton Club en septembre. Le 31 octobre, elle signe ses quatre premières faces chez Decca (Rock me, That’s all, My man and I et The lonesome road) en tant que Sister Rosetta Tharpe, un nom dérivé de celui de son mari qui demeurera. Enfin, moins de deux mois plus tard, le 23 décembre, elle est à l’affiche du premier concert « From Spirituals to Swing » de John Hammond au Carnegie Hall (notre article du 21 mars 2023), aux côtés de Count Basie, Hot Lips Page, The Kansas City Six, Meade Lux Lewis, Albert Ammons, Pete Johnson, James P. Johnson, Joe Turner, Jimmy Rushing, The Mitchell’s Christian Singers, The Golden Gate Quartet, Sonny Terry et Big Bill Broonzy !
La carrière de l’artiste est sur les rails et s’accompagne d’emblée d’une double originalité : ses performances ont lieu dans des salles dites « mixtes » (avec un public composé de Noirs et de Blancs), et son registre comme son interprétation « brisent la barrière entre le profane et le religieux » (Buzelin). Et ce n’est pas terminé. À partir de 1940, Rosetta utilise en pionnière une guitare électrique, ajoute le jazz à son répertoire lors d’un passage au sein de l’orchestre de Lucky Millinder (six faces en 1941, toutes au chant mais une seule à la guitare, plus une en 1942 au chant), qu’elle quitte en 1943. Un autre événement clé survient le 26 septembre 1944 quand elle grave avec le pianiste de blues Sammy Price quatre titres dont le très fameux Strange things happening every day. Bien qu’il s’agisse de gospel, la chanteuse-guitariste et le pianiste réalisent une chanson que d’aucuns considèrent (parmi d’autres, convenons-en) comme le… premier rock ‘n’ roll de l’histoire ! Il est vrai que le jeu de guitare étourdissant de Rosetta, directement inspiré du blues, est d’un modernisme unique pour l’époque : en l’écoutant, on croirait entendre des guitaristes de blues ou de rock des années 1950, voire 1960. Nous sommes pourtant au milieu des années 1940…
La popularité de l’artiste va désormais crescendo et lui vaut de nombreux engagements. Le 3 juillet 1951, son troisième mariage avec son manager Russell Morrison attire entre 20 000 et 25 000 spectateurs (payants !) au Griffith Stadium à Washington. Dans la deuxième moitié des années 1950, alors qu’elle doit faire face à une concurrence de plus en plus pressante, Rosetta bénéficie d’une reconnaissance en Europe où elle tourne fin 1957, et vient en France peu après, en janvier et février 1958. On la revoit chez nous en juillet 1960 lors de l’édition inaugurale du festival d’Antibes Juan-les-Pins. Sa plus célèbre tournée européenne reste sans doute celle de 1964 dans le cadre de l’American Blues and Gospel Caravan, avec notamment Cousin Joe, Muddy Waters, Otis Spann, Gary Davis, Sonny Terry, Brownie McGhee… Bien entendu, parallèlement, il importe de le préciser, Rosetta sort également des albums. Invitée par le Hot-Club de France en 1966, elle revient lors de la tournée de l’American Folk Blues Festival (également honteusement appelé American Negro Blues Festival 1970). Mais le 12 novembre 1970, trois jours après un concert à la salle Pleyel, elle est victime d’un accident vasculaire cérébral. Elle parvient à s’en remettre suffisamment pour se produire encore un peu mais ne fait que repousser l’échéance et connaît de nouveaux problèmes de santé. Et le 9 octobre 1973, au lendemain d’une nouvelle attaque cérébrale, Sister Rosetta Tharpe s’éteint à cinquante-huit ans.
Passons maintenant aux différentes ressources disponibles pour aborder de façon plus complète le parcours de cette immense artiste. Et commençons par le Français Jean Buzelin, peut-être bien le meilleur spécialiste actuel de Rosetta, et pas seulement en France… Parmi ses réalisations, citons son livre récent chez Ampelos, Sister Rosetta Tharpe : La femme qui inventa le rock ‘n’ roll (2021), évidemment la première biographie en français sur l’artiste. On doit également à Jean un article de fond sur Rosetta en 2023 dans le numéro 251 de Soul Bag, dans le cadre d’un dossier dédié aux femmes guitaristes. Jean est aussi le maître d’œuvre chez Frémeaux & Associés de la série « Complete Sister Rosetta Tharpe », qui se décline en sept volumes et quinze CD. Elle couvre la période 1938-1961, et d’un point de vue discographique, il n’existe évidemment rien de comparable sur Rosetta… Citons enfin l’émission L’épopée des musiques noires sur RFI de ce 8 octobre, « Sister Rosetta Tharpe défiait-elle l’église afro-américaine ? », avec bien sûr comme invité Jean Buzelin !
Poursuivons notre inventaire de ressources.
– Pour rester en France et parmi les initiatives récentes, nous vous rappelons le spectacle « L’incroyable Sister Rosetta Tharpe », présenté au Théo Théâtre, 20 rue Théodore-Deck, 75015 Paris, auquel vous pourrez assister les 15, 22 et 29 octobre, puis les 5, 12, 19 et 26 novembre, enfin le 3 décembre 2023. Ce spectacle de 75 minutes mêle slam, musique et vidéo, avec Fabienne Conte et Virginie Séba (voix et guitare) de la compagnie Les Déméninges.
– Livre : Shout, Sister, Shout!: The Untold Story of Rock-and-Roll Trailblazer Sister Rosetta Tharpe par Gayle F. Wald, Beacon Press, 2007 (réédité en 2023).
– Documentaire : The Godmother Of Rock & Roll – Sister Rosetta Tharpe par Mick Csaky (2014).
– Documentaire : L’aventure du jazz par Louis Panassié (1971).
Nous vous proposons de terminer avec une sélection de chansons en écoute.
– Rock me le 31 octobre 1938. Son tout premier enregistrement…
– This train le 10 janvier 1939. Sa première version de ce classique.
– Rock! Daniel le 27 juin 1941. Première face avec Lucky Millinder.
– Pure religion le 10 juin 1942.
– Strange things happening every day le 26 septembre 1944.
– Didn’t it rain le 1er juillet 1947. Avec Mary Knight, autre superbe chanteuse.
– Down by the riverside le 2 décembre 1948.
– You gotta move le 2 mai 1950. Avec Mary Knight.
– Crying in the chapel le 27 juillet 1953.
– This ole house le 4 août 1954.
– Father prepare me le 23 février 1956.
– I heard my mother call my name, entre les 11 et 13 décembre 1961.
– Up above my head (I hear music in the air) en 1964. Là, elle envoie tout le monde se coucher, nul n’a jamais sonné comme ça et nul ne sonnera plus jamais comme ça.
– Joshua fit the battle of Jericho en 1966.
– Peace in the valley en 1968.
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