© : Dawkes Music.

Du 16 au 18 juin 1967, le Monterey International Pop Festival marque le début des mégafestivals, dits de « l’époque hippie », qui auront un retentissement planétaire. Monterey innove également en programmant des artistes noirs (Lou Rawls, Booker T. & the M.G.s, Otis Redding, Jimi Hendrix…) aux côtés des principaux groupes de pop/rock d’alors dont The Animals, Simon & Garfunkel, Canned Heat, The Byrds, Jefferson Airplane, The Who, Grateful Dead… Mais une trentaine d’années plus tôt, dans une Amérique étranglée par la ségrégation, un producteur entretient déjà le rêve de réunir sur une même scène en outre prestigieuse (le Carnegie Hall à New York) des représentants des principaux styles de musique d’inspiration afro-américaine, soit le blues, le gospel et le jazz, que les artistes soient noirs ou blancs. À deux reprises, le 23 décembre 1938 et le 24 décembre 1938, il parvient à réaliser l’impensable sous la forme de deux concerts historiques connus sous le nom de « From Spirituals to Swing ».

Garland Wilson, premier artiste produit par John Hammond. © : WBSS Media.

Ce producteur, c’est John Henry Hammond II, né le 15 décembre 1910 à New York, qui va jouer un rôle fondamental dans la promotion et le développement de la musique populaire américaine au XXe siècle. Issu d’une famille fortunée (son arrière-grand-père est William Henry Vanderbilt, sans doute l’homme le plus riche du monde à sa mort en 1885), il apprend le piano à quatre ans puis le violon quatre ans plus tard. Mais, alors que ses parents, frères et sœurs n’ont d’oreilles que pour l’opéra et le classique, le jeune Hammond s’intéresse bien plus à la musique de leurs domestiques noirs, qu’il va écouter au sous-sol de la demeure familiale de cinq étages. En 1923, lors d’un voyage à Londres, il voit The Georgians, un groupe blanc de jazz Dixieland dirigé par le trompettiste Franck Guarente (né en Italie mais formé auprès de King Oliver à La Nouvelle-Orléans), ainsi que le grand Sidney Bechet. De retour à New York, il décide de chercher des disques de jazzmen noirs, mais il s’aperçoit vite qu’il aura plus de chances d’en trouver dans le quartier noir de Harlem, où il s’aventure malgré son jeune âge. En octobre 1927 (une date toutefois discutée par certains historiens), alors qu’il n’a pas encore dix-sept ans, Hammond est bouleversé lors d’une performance de Bessie Smith au Harlem Alhambra.

© : Discogs.

Inscrit à Yale University en 1928, il abandonne ses études en 1931, écrit dans la presse, devient correspondant du Melody Maker et s’installe à Greenwich Village, bien décidé à se dédier à la musique. Toujours en 1931, il finance les premiers enregistrements de Garland Wilson, un pianiste afro-américain de boogie-woogie qui vécut en France où il enregistra avec Django Reinhardt et Jean Sablon ! Les disques se vendent très bien et confortent Hammond dans son choix de privilégier la production. Parallèlement, il anime une émission de radio sur WEVD, dans laquelle il programme et invite aussi bien des artistes noirs que blancs. Cette attitude antidiscriminatoire lui ouvre de nombreuses portes dans les milieux afro-américains qui l’acceptent volontiers, il se lie d’amitié avec les meilleurs jazzmen et sa réputation grandit.

Reproduction de l’affiche originale du premier concert, avec encore Robert Johnson au programme. © : Earlyblues.

Alors que les effets de la Grande Dépression se font encore durement ressentir pour les labels discographiques, Hammond s’implique chez Columbia, pour qui il réalise en 1933 à la fois la dernière séance d’enregistrement de Bessie Smith et la première de Billie Holiday ! Il convainc aussi son ami Benny Goodman d’intégrer des Noirs dans son orchestre, et contribue ainsi au lancement des carrières de Charlie Christian et Lionel Hampton, puis supervise en octobre 1936 les faces inaugurales de Count Basie pour Vocalion, qui deviendra une filiale de Columbia. Ainsi, à même pas vingt-six ans, John Hammond est déjà à l’origine de profonds changements dans les usages des musiques afro-américaines, et donc des artistes, même si cela porte essentiellement sur le jazz.

Photo de 1938. En haut, Jazz Gillum, Tampa Red et Little Big Gaither. En bas : Champion Jack Dupree et Big Bill Broonzy. © : Big Bille Broonzy – The Blues / Facebook.

De toute façon, Hammond ne compte pas en rester là. Il connaît également des artistes de gospel et surtout de blues, dont beaucoup ont déjà enregistré des disques pour Columbia et Vocalion. Particulièrement impressionné par les enregistrements en 1936 et 1937 d’un bluesman nommé Robert Johnson, il échafaude un projet qui tient alors de l’utopie : regrouper sur une grande scène new-yorkaise ces musiques qu’il aime tant, jazz, blues et gospel, et ce en passant l’obstacle d’une ségrégation tenace, même dans un État comme celui de New York. Le 16 janvier 1938, son ami Benny Goodman se produit au Carnegie Hall, une première dans cette salle, et parmi les invités on trouve des membres des orchestres de Count Basie et Duke Ellington. Le concert qui affiche complet est un succès. Filmé, il deviendra historique et sortira en double LP en 1950, bien entendu chez Columbia, intitulé « The Famous 1938 Carnegie Hall Jazz Concert ».

Coupure de presse d’époque annonçant le deuxième concert. © : Indiana Public Media.

John Hammond est heureux, il est donc possible d’associer artistes noirs et blancs sur une scène prestigieuse. Désormais réaliste, son projet un peu fou prend forme. Il aurait aimé programmer Bessie Smith, mais la chanteuse est morte dans un accident de la route le 26 septembre 1937. Hammond décide toutefois d’organiser son événement en son hommage. En outre, il mise gros sur Robert Johnson, qui pourrait être sa tête d’affiche dans le domaine du blues. Hélas, Johnson disparaît à son tour, le 16 août 1938 ! Hammond n’en est pas immédiatement informé, et le nom de Robert Johnson apparaît sur l’affiche initiale. Le producteur ne se démonte pas et le remplace par un autre bluesman renommé à la discographie déjà pléthorique, Big Bill Broonzy.

Count Basie et John Hammond. © : Complex.

Le spectacle, baptisé « From Spirituals to Swing », sera présenté le 23 décembre 1938 au Carnegie Hall. Malgré l’absence de Johnson, le plateau est somptueux, et surtout, selon le souhait de John Hammond, il réunit des représentants des différents styles : l’orchestre au complet de Count Basie (avec entre autres Herschel Evans, Lester Young, Freddie Green…), Hot Lips Page et The Kansas City Six pour le jazz, Meade Lux Lewis, Albert Ammons et Pete Johnson pour le boogie-woogie, James P. Johnson pour le ragtime, Joe Turner et Jimmy Rushing entre blues et jazz, Sister Rosetta Tharpe, The Mitchell’s Christian Singers et The Golden Gate Quartet pour le gospel, enfin Sonny Terry et Big Bill Broonzy pour le blues.

Chez Columbia en 1940, John Hammond, Benny Goodman, Charlie Christian et un découvreur de talents de la marque. © : David Scull / The New York Times.

Un an plus tard au même endroit, le 24 décembre 1939, un deuxième concert réunit cette fois Benny Goodman (avec notamment Charlie Christian, Lionel Hampton et Fletcher Henderson !), James P. Johnson, Ida Cox, Buddy Tate, Big Bill Broonzy, Albert Ammons, Sonny Terry, Bull City Red, The Kansas City Six, Helen Humes et l’orchestre de Count Basie. Le succès est total et le public blanc découvre des musiques qui lui étaient jusque-là quasi inconnues. Et John Hammond, qui a gagné son improbable pari, a la bonne idée d’enregistrer les concerts. Transférés sur bandes dans les années 1950, ils ont depuis fait l’objet de plusieurs rééditions sur différents supports, la plus récente version étant l’intégrale (coffret 3 CD) parue chez Vanguard en 1999, « From Spirituals To Swing – The Legendary 1938 & 1939 Carnegie Hall Concerts Produced By John Hammond ». De nos jours, ces concerts sont souvent cités comme les plus importants de l’histoire des musiques populaires américaines. Jusqu’en 1975, John Hammond (qui est le père de l’excellent bluesman John Paul Hammond, né en 1942), continuera de travailler pour Columbia, puis de découvrir de nouveaux talents pratiquement jusqu’à sa mort le 10 juillet 1987, mais c’est une autre histoire…

 

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