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En mars 1924, sur le plan discographique, le blues s’ébroue à peine. Seulement quatre mois plus tôt, le 2 novembre 1923, le guitariste Sylvester Weaver enregistrait deux instrumentaux qui sont les deux premiers du blues rural (mon article du 10 septembre 2022). L’année 1924 voit d’autres pionniers de ce blues de la campagne (entendez Country Blues, qui puise ses racines dans les États du Deep South dont bien sûr le Mississippi), Ed Andrews, Johnny « Stove Pipe » Watson, Samuel Jones et Papa Charlie Jackson, entrer en studio. Commercialement parlant, seul le dernier nommé tirera son épingle du jeu, les autres devant se contenter d’avoir fait partie des premiers dans leur genre, soit un blues qui sera à l’origine des principaux courants de la musique populaire. Ce qui, historiquement parlant cette fois, et vous en conviendrez, est inestimable.

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Mais en mars 1924, et vous le savez, une autre forme de cette musique est en verve depuis près de quatre ans, le 10 août 1920 précisément, date à laquelle Mamie Smith grave le premier blues que retient l’histoire, Crazy blues. On l’appelle aujourd’hui le blues classique. Il ne vient pas des régions rurales du sud, il n’a pas l’odeur ni la profondeur de la terre, mais il est très populaire dans les grandes villes du nord. Fortement urbanisé, il s’appuie sur des interprètes féminines qui s’entourent des meilleurs orchestres de jazz, un autre style en plein essor dans ces Années folles « exportées » de France. Aux États-Unis, comme Mamie Smith, les principales chanteuses du blues classique sont des femmes, et certaines, dont les inévitables Bessie Smith et Ma Rainey, furent en leur temps des stars et sont aujourd’hui des légendes.

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Mais durant la première moitié des années 1920, d’innombrables chanteuses contribuèrent à ce « premier » blues en gravant des faces, dans un quasi anonymat et pour la plupart totalement oubliées de nos jours. Alors aujourd’hui, j’ai envie de remettre en lumière une de ces obscures figures du blues classique, Mattie Hite (1889-1934), dont nous n’avons aucune photo. Après des enregistrements en 1921 restés inédits, puis d’autres en 1923 (avec le pianiste et chef d’orchestre Fletcher Henderson, auprès duquel évoluera Louis Armstrong dès l’année suivante), elle entre en studio à New York le 6 mars 1924, il y a donc tout juste un siècle jour pour jour. Accompagnée du seul Fletcher Henderson au piano, elle grave ce jour-là deux chansons, Black man (Be on yo’ way) et Do right blues. Le titre de la deuxième chanson m’a toujours intrigué, même après écoute des paroles. Il est à peu près intraduisible : do right peut se traduire par respectueux des lois, (trop ?) honnête à l’égard des autres, etc.

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Mais do right blues, que veut donc dire Mattie Hite ? Eh bien pour une fois ne cherchons pas de double sens, elle nous explique qu’il faut l’accepter telle qu’elle est (« I’m a big fat mama […] I’m a Georgia woman and I don’t care who I bear […] My name is Mattie, fallen in the lion’s den »). Bon sang mais c’est bien sûr ! Do right blues, c’est le blues « qu’il faut faire avec respect »… Ça ne veut pas dire grand-chose, croyez-vous ? Bien au contraire ! Il y a donc 100 ans pile, Mattie Hite résumait en quelques mots le sens du blues, ou plutôt son message premier, à savoir que le blues, c’est la vie, ses joies, ses obstacles, dans leur plus simple expression. Un message repris par tous ses successeurs… Franchement, ça vaut bien « Got my mojo workin’ but it just won’t work on you », non ? Ah oui, du coup, l’émotion sans doute, j’ai failli oublier, voici la version originale de Do right blues par Mattie Hite le 6 mars 1924.

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