La Nouvelle-Orléans vient assurément de perdre un musicien emblématique avec la disparition ce 7 avril 2024 de Clarence « Frogman » Henry. Les raisons de la mort du chanteur-pianiste ne sont pas connues, mais outre son âge (il avait quatre-vingt-sept ans), il était diminué par des problèmes de santé depuis quelque temps. Il ne se déplaçait plus qu’en fauteuil roulant ces dernières années, ce qui ne l’empêchait pas d’honorer notamment le Jazz Fest (New Orleans Jazz & Heritage Festival) de sa présence, et il était d’ailleurs au programme de la prochaine édition qui débutera le 25 avril. Même si sa discographie sous son nom n’est pas si opulente que ça, mais ses apparitions se comptent par centaines, il incarna en quelque sorte le vocaliste quasi parfait de R&B, ce qui lui valut une immense popularité.
Il naît Clarence Henry II le 19 mars 1937 à La Nouvelle-Orléans de Clarence Henry, porteur sur la L&N Railroad (célèbre ligne de chemin de fer qui reliait d’abord Louisville et Nashville, avant de s’étendre à tout le sud-est jusqu’à La Nouvelle-Orléans), et d’Ernestine Harrison-Henry. À seulement six ans, il convainc sa mère de le laisser s’initier au piano, un instrument dont sa sœur ne veut pas. Interviewé par Rick Coleman dans le numéro de mars 1996 d’Offbeat, il dira : « Elle [sa mère] voulait que je fasse de la musique classique mais dès qu’elle partait travailler je me mettais à jouer du boogie. » Plus tard, en 1948, il est donc en sixième, la musique classique semble définitivement oubliée au profit des maîtres du piano à Big Easy : « Je jouais du Professor Longhair et du Fats Domino, et mes copains devenaient fous. »
Cette même année, sa famille s’installe à Algiers, le seul quartier de la ville en rive ouest du Mississippi, où il habitera jusqu’à sa mort. Avec William Houston, son professeur de musique au lycée L.B. Landry, il apprend également le trombone, tout en se faisant remarquer en portant une perruque avec des tresses pour ressembler à Professeur Longhair ! Alors qu’il vient de dépenser quelque 600 dollars pour acheter son premier piano, Houston le fait entrer en 1952 dans le groupe de R&B de Bobby Mitchell, The Toppers, avec lesquels il enregistre dès l’année suivante alors qu’il n’a que seize ans. De deux ans son aîné, Mitchell n’est donc guère plus âgé, mais les Toppers se sépareront en 1955. Entre-temps, après avoir remplacé au pied levé Mitchell sur scène, Henry se découvre des talents de chanteur. Mieux que cela, son registre vocal est particulièrement étendu et il est capable d’effets de falsetto mais aussi d’étonnants coups de gosier rappelant le coassement de la grenouille (frog), ce qui lui vaudra bien sûr son surnom « Frogman ».
Les événements vont alors se précipiter. Outre la dissolution des Toppers, l’année 1955 est celle de son diplôme de fin d’études secondaires, l’équivalent de notre baccalauréat, et du premier de ses sept mariages (le 1er avril, ça ne s’invente pas !), qui comme les six autres, s’achèvera par un divorce… Henry, qui a trouvé un engagement dans le house band du Joy Lounge, imagine une chanson dans des circonstances rocambolesques. Irrité par Eddie Smith, son saxo ténor mais également leader du groupe qui avait la mauvaise habitude d’aller faire un tour dehors à la fin des concerts alors qu’ils avaient joué toute la nuit, il s’était mis à chanter « You ain’t got no home! », comme pour dire à Smith qu’il n’avait pas de maison, que c’était à croire qu’il n’avait nulle part où aller…
Dès lors, Henry interprète cette chanson Ain’t got no home lors de chaque concert. Or, le pianiste et chef d’orchestre Paul Gayten, que le label Chess vient tout juste d’engager en 1956 comme découvreur de talents, producteur et promoteur, entend la chanson qui le séduit. Peu après, en septembre au studio de Cosimo Matassa, Henry l’enregistre (avec Gayten au piano) pour Argo, une filiale de Chess. L’interprétation est très originale, unique en son genre et scindée en trois phases : Henry chante d’abord « normalement », puis avec une voix haut perchée en falsetto, enfin avec son fameux croak (coassement). Le succès est fulgurant. Début 1957, le single se hisse à la troisième place des charts, et son auteur participe à sa première tournée nationale qui l’emmène jusqu’à l’Apollo à New York. À dix-neuf ans, il se trouve ainsi propulsé au firmament de la sphère R&B des années 1950 !
Mais s’il tourne abondamment, Henry enregistre peu, seulement quatre singles entre 1957 et 1960, qui ont certes un succès local mais sans rapport avec son single inaugural. Puis tout redémarre en 1961 avec deux chansons qui grimpent à nouveau dans les charts (I don’t know why) But I do (gravée fin 1960 et arrangée par Allen Toussaint) et You always hurt the one you love, qui est aussi le titre de l’album éponyme qui sort chez Argo. Et jusqu’en 1968 (il ouvre aussi les concerts de la tournée nord-américaine des Beatles en 1964), Henry signe une trentaine de nouvelles faces qui l’installent parmi les artistes les plus populaires du R&B à La Nouvelle-Orléans. Un album suit en 1970 chez Roulette, « Clarence (Frogman) Henry Is Alive And Well Living in New Orleans and Still Doin’ His Thing… » Mais le public commence à se lasser de cette forme musicale (dont je trouve pourtant qu’elle n’a pas si mal vieilli…), et comme Henry a tendance à reprendre la même recette, les opportunités discographies se font rares.
Il se rattrape toutefois en se produisant dans les clubs, en particulier sur Bourbon Street. En 1983, alors que l’on ne s’y attendait plus nécessairement, le label anglais Silvertown publie un album, « The Legendary Clarence « Frogman » Henry », enregistré à Manchester. À peu près au même moment, Henry se met en retrait, y compris des clubs. Il bénéficie toutefois d’une immense aura et son influence ne saurait être sous-estimée. En 2005, il fait partie des nombreuses victimes de l’ouragan Katrina et son premier piano acheté en 1952 est gravement endommagé. Malgré de sérieux problèmes de mobilité, Clarence « Frogman » Henry fera encore quelques apparences sur scène, et malgré son âge avancé, il s’était fait opérer du dos en février dernier, dans l’espoir d’être une fois encore présent au Jazz Fest, qui a d’ores et déjà annoncé qu’il lui rendrait l’hommage qu’il mérite.
Et pour ma part, je vous propose quelques extraits en écoute.
– Ain’t got no home en 1961. L’inégalable et irrésistible version originale !
– (I don’t know why) But I do en 1960.
– That’s enough en 1983.
– Concert sur Granada TV’s International Entertainers en 1985.
– Concert au Jazz Fest en 2022.
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