Je remonte cent-vingt-sept ans en arrière, au mois de juillet de l’année 1897, pour évoquer deux chansons incroyablement en avance sur leur époque dans un style string band. Avant cette date, pour s’en tenir bien sûr aux musiques dites « traditionnelles » (et pas encore populaires) par des interprètes afro-américains, seuls des groupes vocaux de spirituals avaient enregistré de façon significative. Les plus célèbres étaient le Unique Quartette (mon article du 19 décembre 2018) et le Standard Quartette, auteurs de leurs premiers cylindres en décembre 1890 et août 1891, respectivement. Des cylindres malheureusement perdus, et les premiers enregistrements de ces deux groupes qui nous sont parvenus datent de 1893 et 1894. Ces deux formations se composaient uniquement de chanteurs, sans accompagnement d’autres instruments.
Encore en 1890, le chanteur (et siffleur…) George Washington Johnson grave The whistler coon et The laughing song. Il s’agit de coon songs, chansons à forte connotation raciste présentes dès les années 1820 dans les minstrels shows (mon article du 14 décembre 2022). Mais Johnson, qui est lui-même Noir, les chante quand même car elles ont beaucoup de succès : ainsi, en 1891, The whistler coon est la chanson la plus vendue aux États-Unis ! Sur ses multiples versions initiales, car il doit en effet à chaque fois réenregistrer les cylindres que l’on ne peut reproduire, Johnson chante en solo ou bien soutenu par un pianiste dont on ignore le nom. Également en 1891, le Louisianais Louis « Bébé » Vasnier signe cinq morceaux, en fait des sermons humoristiques en s’accompagnant au banjo : un seul a « survécu », Brudder Rasmus, mais il est hélas quasiment inaudible.
Johnson et Vasnier sont importants car ils sont les premiers Afro-Américains auteurs de chansons populaires en solo, mais leur registre est quand même assez éloigné de ce qui deviendra le blues ou le gospel. Quant aux quartettes, nous l’avons vu, ils ont exclusivement vocaux. Jusqu’à ce mois de juillet 1897 (on ne connaît pas le jour exact) qui voit un duo du nom de Cousins and De Moss graver deux faces pour Berliner, Poor mourner et Who broke the lock, références 3010 et 3012, qui sortent l’année suivante. Et il s’agit bien de faces car les morceaux sont réalisés sur des plateaux circulaires à une face, l’ancêtre du disque inventé par l’Américain d’origine allemande Emil Berliner (mon article du 4 mai 2024). Ce sont des spirituals d’ailleurs déjà enregistrés en 1894 et 1895 par les Standard et Unique Quartette, mais ils sont fondamentaux car pour la première fois, les chanteurs sont accompagnés d’instruments, en l’occurrence deux banjos. Une formule string band qui fait de ces chansons les deux premières dans un registre traditionnel, qui diffèrent de tout ce qui s’enregistrait à l’époque et qui cette fois préfigurent le blues, le gospel et même la country. On se croirait presque dans les années 1920 ! Si Sam Cousins n’a rien gravé d’autre, Ed De Moss était le chanteur ténor du Standard Quartette depuis 1891. La qualité sonore des versions originales de 1897 est très honorable, et on les entend sur l’anthologie « Lost Sounds: Blacks and the Birth of the Recording Industry 1891-1922 » (Archeophone Records).
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