En 2023, Maureen Gosling réalise un documentaire consacré à Barbara Dane intitulé The 9 Lives of Barbara Dane. Les neuf vies de Barbara Dane, voilà qui correspond parfaitement bien à cette chanteuse d’exception qui marqua notre époque, tout au long d’une carrière qui s’étendit des années 1950 à nos jours. Neuf vies d’un point de vue stylistique car elle se distingua dans le folk et plus particulièrement le mouvement des protest songs, mais aussi le jazz, les spirituals, et bien sûr le blues tant sa voix puissante et expressive en font une héritière directe des chanteuses de Classic Blues. Neuf vies en termes d’engagement pour sa lutte en faveur des droits civiques et contre la guerre du Vietnam, entre autres. Neuf vies car elle fut encore propriétaire de club et fondatrice de label discographique… Mais Barbara Dane est partie hier, chez elle à Oakland, Californie, à quatre-vingt-dix-sept ans. Souffrant depuis quelque temps d’insuffisance cardiaque, elle a choisi l’aide médicale à mourir pour quitter ce monde.
Elle naît Barbara Jean Spillman le 12 mai 1927 à Détroit, Michigan, où ses parents, Dorothy et Gil, originaires de Jonesboro, Arkansas, sont installés depuis 1925. Barbara Dane grandit dans un milieu modeste avec sa sœur Julia et son frère Sonny, tous deux plus jeunes qu’elles, dans une Amérique alors en pleine crise économique. Son père tient un drugstore, comme elle le relate dans son autobiographie This Bell Still Rings: My Life of Defiance and Song (Heyday, 2022) : « Mon père restait au drugstore de 8 heures du matin à minuit, sept jours sur sept. Quand il était moins sollicité le soir, il vérifiait les caisses enregistreuses, travaillait sur les livres [de comptes] et sur les ordonnances en attente qu’il était le seul habilité à préparer et passait en revue les articles à réapprovisionner après la fermeture. Je ne l’ai jamais entendu se plaindre (…) et il répétait toujours ce mantra : « La seule raison pour laquelle je fais tout cela, c’est pour vous, les enfants, pour que vous ayez une vie meilleure. » C’était le moteur qui animait sa génération. »
Malgré tout, leur mère emmène autant que possible ses trois enfants au cinéma. À l’époque, avant les films, les salles diffusent des newsreels, sortes de brefs clips d’actualités, qui portent souvent sur la Seconde Guerre mondiale : « Les newsreels nous emmenaient dans différents points chauds du monde et nous apprenaient des mots nouveaux comme Wehrmacht, Lutwaffe, Il Duce et der Führer. On regardait les Chemises noires de Mussolini marcher sur la Grèce, l’Albanie, l’Éthiopie et la Libye, et les brutes d’Hitler, les Chemises brunes, « maintenir l’ordre » dans les rues de l’Allemagne pendant que son armée envahissait la Pologne, l’Autriche, la Belgique, la France, les Pays-Bas, la Norvège, l’URSS, etc. (…) Les images du monde troublé nous parvenaient, à nous enfants, sur des écrans géants bien plus grands que la réalité, en noir et blanc et en séquences de deux à trois minutes souvent floues et mal cadrées, avec une musique assourdissante et des narrateurs dont la voix rappelait « celle de Dieu » pour donner plus de poids aux événements. » Nul doute que ces scènes joueront un rôle dans son engagement politique.
Mais avant cela, elle commence à s’intéresser à la musique qu’elle entend à la radio, de la country, des airs populaires, du gospel, des orchestres de swing… Et dès 1935, elle avait demandé à sa mère à jouer du piano, qui l’avait autorisée à prendre quelques leçons. À peu près au même moment, elle se met aussi au chant qui prend rapidement plus de place que le piano. Une fois au lycée, elle découvre d’autres artistes alors en vogue dont Glenn Miller, Count Basie, Ella Fitzgerald, Duke Ellington et Bing Crosby. À quatorze ans, elle informe ses parents qu’elle souhaite chanter et bénéficie de la bienveillance de son père qui lui permet de produire dans des bals. En juin 1943, l’émeute raciale de Belle Isle Park, qui fait 34 morts et plus de 430 blessés, marquent l’adolescente qui se réfugie dans le chant tout en délaissant petit à petit le piano. Des artistes de blues comme Big Joe Turner, Lil Green et Big Bill Broonzy s’invitent aussi dans son univers.
Après avoir décroché son diplôme d’études secondaires en 1945 sous le nom de Barbara Spillman, bouleversée par le largage des bombes sur les villes japonaises d’Hiroshima et Nagasaki, elle s’inscrit à la Wayne University. Grâce à une enseignante, Thelma James, elle accède cette fois au monde de la musique folk et rencontre peu après celui qui deviendra son premier mari, Rolf Cahn, à peine revenu de la guerre. Son intérêt pour le folk grandissant, elle apprend maintenant la guitare, notamment en écoutant Lead Belly, puis des enregistrements de la Bibliothèque du Congrès qui lui ouvrent forcément de nouveaux horizons. Elle s’implique de plus en plus dans la musique, met sur pied des concerts et des événements locaux dont des picnics, parvient à faire la connaissance de Pete Seeger, sans doute toujours en 1945…
Elle connaît toutefois aussi quelques problèmes personnels, ses parents se séparent, son frère décède de la poliomyélite bulbaire, et Rolf Cahn, qu’elle avait épousé le 11 juin 1946, est communiste, ce qui lui vaut d’être dans le collimateur du FBI. Après avoir participé à un événement avec Paul Robeson qu’elle admire, Barbara prend également part à ses premières marches contre le racisme mais également le fascisme. Elle prend même sa carte du parti communiste, et avec son mari, elle organise des meetings politiques, alors qu’elle n’a que dix-neuf ans ! Elle exerce de petits boulots mais elle ambitionne surtout de devenir chanteuse et musicienne professionnelle. Grâce à Pete Seeger, elle va progressivement y parvenir, surtout après avoir participé durant l’été 1947 au premier World Festival of Youth and Students à Prague en République tchèque.
Après avoir néanmoins décliné une offre de tournée avec le guitariste et chef d’orchestre de jazz Alvino Rey, installée à San Francisco à partir de 1949, elle est très active dans les clubs de la ville. Elle se dédie d’abord au folk, mais les années passant, elle donne plus de place au jazz et au Classic Blues. Selon son site Internet, elle obtient son premier véritable engagement professionnel en 1956 au Tin Angel avec Turk Murphy, un tromboniste et chef d’orchestre très inspiré par le jazz de La Nouvelle-Orléans. Les choses se précipitent en cette fin des années 1950. En 1957, avant même un single (qui viendra seulement en 1960), elle sort son premier album chez San Francisco Records, « Trouble In Mind », puis en 1959 son deuxième chez Dot Records, « Livin’ With the Blues ». Bien qu’elle s’accompagne de jazzmen (dont Earl, Hines, Plas Johnson, Benny Carter et Leroy Vinnegar sur le deuxième !), ces deux disques résolument blues démontrent tout son talent vocal dans le genre.
Et ce n’est pas terminé pour cette année 1959. Louis Armstrong la remarque et n’hésite pas à la qualifier de gasser, ce que l’on peut traduire par formidable, extraordinaire, super… Il l’invite à chanter avec lui, et Barbara apparaît à la télévision, tourne aussi partout dans le pays, à New York, sur la Côte Est, mais aussi avec des bluesmen à Chicago. Vient aussi un article de sept pages dans le magazine Ebony, au sujet duquel j’écrivais dans un article du 5 juin 2019 : « Les photos d’un article paru en novembre 1959 dans la revue Ebony la montrent en train de jammer, guitare en main, ou d’échanger dans des clubs de Chicago, avec des gens qui nous sont très familiers : Memphis Slim, Willie Dixon, Mama Yancey, Little Brother Montgomery et Muddy Waters, mais aussi la chanteuse de gospel Clara Ward. Sachant que les Blancs étaient alors quasiment absents des clubs de blues, ça prend tout son sens… »
En 1961, elle ouvre son club à San Francisco, Sugar Hill: Home of the Blues, où se produisent Jimmy Rushing, Mose Allison, Mama Yancey, Tampa Red, Lonnie Johnson, Big Mama Thornton, Lightnin’ Hopkins, T-Bone Walker, Brownie McGhee & Sonny Terry et John Lee Hooker. En novembre 1962, Hooker enregistrera ici son album « Live at Sugar Hill », qui sortira l’année suivante. Dans les années 1960, alors qu’elle a déménagé à New York, la chanteuse revient d’abord au folk, par exemple avec Bob Dylan avant son passage à « l’électrique ». Mais le blues reste bien présent avec des albums comme « Sings the Blues with 6 & 12 String Guitar » (Folkways, 1964) et « Lightning Hopkins with Barbara Dane & His Brothers Joel and John Henry – Blues Party » (Fontana, 1966).
Bien entendu, parallèlement à sa carrière musicale, elle poursuit son activisme politique comme je l’évoque en préambule. En 1970, elle fonde le label Paredon avec Irwin Silber (son mari depuis 1964), dont le catalogue qui compte cinquante albums porte pour une bonne partie sur des enregistrements de chansons sur fond des causes défendues par la chanteuse (mais aussi sur quelques discours) : guerre du Vietnam, conflit nord-irlandais, castrisme à Cuba (elle sera la première artiste américaine à se rendre sur l’île sous le régime de Castro), guerre civile au Salvador, Argentine, Angola, Équateur, Nicaragua, Porto Rico, Philippines, etc. En 1991, Dane et Silber cèdent Paredon à la Smithsonian Institution, qui est donc disponible via Smithsonian Folkways. Elle a ensuite moins enregistré, mais son album « Throw It Away » (Dreadnaught, 2016), qu’elle partage avec la pianiste Tammy Hall, est superbe. Soul Bag lui a consacré un article dans son numéro 215, et, outre le livre et le documentaire cités en préambule, son personnage apparaîtra dans le film de James Mangold A Complete Unknown (basé sur le livre d’Elijah Wald Dylan Goes Electric!) sur Bob Dylan, annoncé pour le 25 décembre 2024.
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