Il est rare d’être confronté à la disparition d’un artiste de la dimension de Quincy Jones, qui vient donc de quitter ce monde le 3 novembre 2024 à l’âge de quatre-vingt-onze ans. Et il est vain de s’étonner que nombre de médias vont résumer sa carrière à ses travaux avec Michael Jackson et Frank Sinatra. Jones fut « simplement » musicien (trompettiste), mais aussi arrangeur, chef d’orchestre, compositeur, producteur, réalisateur… À différents moments de sa carrière (mais souvent aussi en même temps !), il a joué un rôle notable dans le jazz, la soul, le R&B, le blues, le funk, le gospel, la pop, le rock ‘n’ roll, le disco, le hip-hop, la country, la bossa nova et même la chanson française… Il n’est pas un style de la musique populaire contemporaine auquel Quincy Jones n’a pas touché avec bonheur, et franchement, à notre époque, je ne vois aucun parcours comparable, aussi riche, aussi étendu, aussi dense. Dès lors, en fonction de ses goûts, de ses intérêts et de ses affinités, chacun(e) trouvera chez cet artiste matière à se réjouir, et c’est mon approche pour la rédaction de cet article. D’autant que d’autres offriront mieux que moi une vision plus globale, et je pense en premier lieu à Soul Bag (hommage ce jour sur le site par Frédéric Adrian), revue qui incarne parfaitement la diversité musicale qui caractérisa l’œuvre de Quincy Jones.
Quincy Delight Jones, Jr. voit le jour le 14 mars 1933 dans le South Side de Chicago. Ses origines illustrent déjà une certaine diversité, car si sa grand-mère est une esclave originaire du Kentucky, son grand-père paternel vient du… Pays de Galles ! Sa mère est employée de banque et gestionnaire immobilière, et son père joueur semi-professionnel de base-ball et charpentier. Avec sa mère, Sarah Frances, il chante du gospel, tout en s’initiant au piano avec sa voisine de palier, Lucy Jackson (un nom prémonitoire…), une adolescente d’une douzaine d’années alors qu’il a lui-même six ou sept ans. Mais sa mère souffre de schizophrénie et doit être internée au même moment. Craignant pour la sécurité de sa famille, son père, qui a divorcé et s’est remarié, choisit de s’installer en 1943 dans l’État de Washington à l’extrême nord-ouest du pays, à Bremerton puis à Seattle après la Seconde Guerre mondiale.
À quatorze ans, il rencontre Ray Charles, son aîné de trois ans fraîchement arrivé de Tampa en Floride. Alors âgé de seulement dix-sept ans, Charles est déjà un artiste accompli, au chant et au piano mais aussi comme arrangeur. Les deux adolescents l’ignorent alors, mais c’est le prélude à une collaboration prolifique, doublée d’une amitié qui ne se démentira jamais. En attendant, Jones profite des aptitudes de Charles dont le répertoire fusionne déjà blues, gospel et R&B, et qui est bel et bien à l’origine de sa vocation. Il ne choisit pas le piano mais la trompette et s’intéresse d’emblée aux arrangements. Les choses s’accélèrent au début des années 1950, quand il obtient une bourse pour étudier la musique, ce qui le mène en 1951 à la Berklee School of Music de Boston, Massachusetts, aujourd’hui Berklee College of Music, la plus importante école privée de musique contemporaine du monde.
La même année, il intègre l’orchestre de Lionel Hampton avec lequel il apparaît également pour la première fois sur disque le 21 mai 1951 pour MGM (Eli, Eli, Part 1 & 2), comme trompettiste et arrangeur. Il tourne ensuite avec le jazzman, se fixe à New York et grave ses premières faces sous son nom deux ans plus tard pour Metronome/Prestige lors d’une tournée européenne avec les Swedish-American All Stars : la formation comprend des musiciens suédois et plusieurs membres du groupe de Hampton, le trompettiste Art Farmer, le tromboniste James Cleveland et le batteur Alan Dawson. Durant cette première moitié des années 1950, il intervient comme trompettiste, arrangeur, compositeur et chef d’orchestre avec d’autres grand jazzmen (Sarah Vaughan, Count Basie, Cannonball Adderley, Duke Ellington, Clifford Brown), et retrouve aussi son ami de jeunesse Ray Charles. Je me dois également d’évoquer sa collaboration avec la chanteuse Dinah Washington (lire aussi mon article dans le numéro 256 de Soul Bag actuellement en vente), qui s’étend de 1955 à 1961 et produit pas moins de soixante-treize chansons.
L’année 1956 est également jalonnée d’événements marquants : il est engagé dans l’émission Stage Show sur CBS animée par Jimmy et Tommy Dorsey, ce qui le conduit à jouer de la trompette derrière Elvis Presley lors de sa première apparition télévisée, puis part en tournée avec Dizzie Gillespie. Même si elle nous éloigne un peu de l’objet de ce site, la suite mérite d’être contée. En 1957, Quincy Jones déménage en effet pour Paris où il étudie d’abord avec les compositeurs Nadia Boulanger et Olivier Messiaen, tout en travaillant pour Eddie Barclay et des artistes de son label. Jones opère alors de façon plus ou moins officieuse avec Charles Aznavour et Jacques Brel, mais aussi avec Henri Salvador sur des textes de Boris Vian et le groupe les Double Six de Mimi Perrin (plus tard, en 1962, il produira l’album « The Girl from Greece Sings (In New York) » de Nana Mouskouri). Mais il connaît des échecs commerciaux et décide de rentrer aux États-Unis.
En 1961, il est nommé directeur musical puis vice-président de Mercury, une première pour un Afro-Américain sachant que le label fait alors partie des « majors » du marché. Les années 1960 sont celles de la diversification pour Jones. Sans cesser d’œuvrer pour des jazzmen, et tout en poursuivant sa relation privilégiée avec Ray Charles, il sort un album de bossa nova (« Big Band Bossa Nova », 1962), produit un single de B.B. King (The B.B. Jones/You put it on me en 1968), commence à composer des musiques de films (The Pawnbroker en 1964, In the Heat of the Night en 1967, Mackenna’s Gold en 1969…), à collaborer avec Frank Sinatra… Durant la décennie suivante, après s’être impliqué dans la lutte pour les droits civiques, il fonde en 1975 sa société de production, Qwest (son label du même nom verra le jour en 1980), ce qui lui permet de promouvoir ses propres albums, ceux d’autres artistes dont Sinatra et de signer d’autres musiques de films.
Naturellement, en pleine période disco, on le retrouve en 1978 comme auteur de la bande originale du film The Wiz, avec la présence d’artistes comme Diana Ross et Michael Jackson. Jones exploite immédiatement le filon Jackson dont il produit la fameuse trilogie d’albums, « Off the Wall en 1979, « Thriller » en 1982 (toujours le disque le plus vendu de l’histoire avec au moins 70 millions d’exemplaires !) et « Bad » (1987). Infatigable, il est bien sûr à l’origine en 1985 du projet « We Are the World », avec la chanson éponyme qui rassemble un aréopage de stars internationales pour lever des fonds en faveur des victimes de la famine en Éthiopie. La même année, il se fait remarquer en signant la musique du film The Color Purple de Steven Spielberg, qui obtient onze nominations aux Oscars…
Figure majeure et centrale de la musique mondiale, Quincy Jones réduit ensuite un peu la voilure, si on peut dire le concernant ! Il lance le magazine Vibe en 1985 (il reprendra aussi Spin en 1997), et, désormais à la tête de sa société de production Qwest Entertainment, fondée en 1986, qui devient Quincy Jones Entertainment en 1990 quand il s’associe avec Time Warner, il poursuit ses activités tous azimuts. Cela lui permet de produire (en plus des disques !) des films et des séries télévisées, et il n’oublie pas de sortir aussi quelques albums sous son nom, dont « Back on the Block » en 1989 et « Q’s Jook Joint » en 1995, sur lesquels, comme l’écrit Frédéric Adrian, « il s’amuse à faire se rencontrer les générations musicales ». Le 27 juin 2019, il revient à à Paris, à l’AccorHotels Arena pour le concert « A Musical Celebration in Paris », durant lequel il dirige un orchestre symphonique pour célébrer sept décennies d’une carrière en tous points exceptionnelle (couronnée par vingt-huit Grammy Awards !). Cet article ne donne qu’un maigre aperçu de son parcours, et je vous encourage vivement à lire ses mémoires, Q: The Autobiography of Quincy Jones (Doubleday, 2001), et à regarder Quincy, le film coréalisé en 2018 par sa fille Rashida Jones et Alan Hicks.
Les derniers commentaires