© : African American Registry.

Le 1er janvier 1842, il y a tout juste 182 ans, Phineas Taylor Barnum (1810-1891) ouvre le Barnum’s American Museum à Manhattan, New York. Avant de fonder le cirque qui le rendra célèbre en 1871, Barnum se spécialise d’abord dans des spectacles basés sur des supercheries qui mettent en scène des freak shows (1) et autres curiosités humaines, tout en participant à l’apparition des premières représentations de blackface (2). Compte tenu de la connotation raciste de ces shows, les Afro-Américains ne figuraient pas au programme. Mais au moment de l’ouverture du Barnum’s American Museum, il est fort possible que l’un d’entre eux, William Henry Lane (bien qu’un doute subsiste sur son réel nom de naissance), ait fait pour la première fois partie de telles attractions.

© : The New York Public Library.

Mieux connu sous le nom de Master Juba (vers-1825-vers 1852-1853), Lane fut en effet un danseur exceptionnel particulièrement novateur, qui s’inspirait des danses des colons européens et notamment irlandais, de l’Afrique de l’Ouest et des esclaves qui travaillaient sur les plantations. Lui-même Afro-Américain, Lane ajoutait à ses performances des percussions « corporelles » qui consistent à se frapper différentes parties du corps (patting) pour obtenir une forme de musique très rythmée, tout en tapant également des pieds (stomping), ce qui a sans doute influencé les claquettes. Cette danse prendra le nom de juba dance ou hambone, le diddley beat de Bo Biddley en est une émanation, et elle figure toujours au répertoire d’artistes actuels, essentiellement d’old-time music (Carolina Chocolate Drops, représentants de la musique gullah de la Côte Est) et bien sûr de blues (Guy Davis, Otis Taylor, John Dee Holeman), ce qui en fait un des styles musicaux populaires les plus anciens encore interprétés.

Illustration tirée des American Notes for General Circulation de Charles Dickens, 1842. © : Wikimedia Commons.

Mais les origines de la juba dance sont encore plus anciennes et nous ramènent au XVIIIe siècle, et plus précisément aux années 1730. Les Africains arrachés à l’Afrique de l’Ouest et réduits en esclavage, et plus particulièrement venus du Kongo (3), apportent différents aspects de leur culture dans la Caraïbe, au nord de l’Amérique du Sud et au sud-est des futurs États-Unis. La juba dance, également appelée pattin’ juba, giouba ou djouba, est ainsi présente sur les territoires actuels du Suriname, d’Haïti, et pour ce qui nous intéresse plus directement, de Caroline du Sud. C’était aussi une façon de communiquer pour les esclaves auxquels on interdisait la pratique d’instruments de musique. Dans Africanisms in American Culture (Indiana University Press, 2005), Joseph E. Holloway la décrit ainsi, évoquant aussi un sens plus large qui en font un élément central d’une véritable culture : « Les esclaves africains ont amené [cette danse] du Kongo à Charleston en Caroline du Sud, en tant que Juba dance, qui évolua lentement vers ce que nous appelons aujourd’hui le charleston. Ce style qui rappelle le pas du one-legged sembuka (4) que l’on trouve au nord du Kongo est arrivé à Charleston entre 1735 et 1740. (…) La danse consiste à « se frapper » (on parle aussi de « patting Juba »), taper du pied et des mains, « se claquer » les bras, la poitrine, etc. Les Américains d’origine européenne ont qualifié la Juba dance de « Charleston ». Mais en Afrique, la danse porte le nom de Juba ou Djouba. Le mot Juba avait différents sens et se rapportait à des chants interprétés sur les plantations, à la nourriture donnée aux esclaves dans les champs, enfin à la danse que nous connaîtrons ensuite sous le nom de charleston. »

Annonce de prestations de Boz’s Juba en octobre 1848 à Bristol, Angleterre. © : Bristol Old Vic.

Environ un siècle plus tard, en 1841 ou 1842, William Henry Lane, encore adolescent, se fait remarquer au sein de la troupe de Phineas Taylor Barnum, qui fait croire qu’il fait partie de ses artistes blancs grimés en blackface. Au-delà du subterfuge, on admet de nos jours que Lane fut alors très certainement le premier Afro-Américain à se produire dans le cadre d’un spectacle itinérant de type minstrel show. Impressionné par ses talents, Barnum n’hésite pas à le confronter aux danseurs blancs de l’époque dont le meilleur d’entre eux, John Diamond (1823-1857), que Lane surpasse aisément. Il se fait alors connaître sous le nom de Master Juba et apparaît à l’affiche des salles de danse (dance halls) à Manhattan dans le quartier de Five Points. Lors d’un séjour en ces lieux entre janvier et juin 1842, le grand romancier britannique Charles Dickens (1812-1870) visite quelques-unes de ces salles où Lane ne cesse de remporter des concours de danse.

Annonce de prestations de Boz’s Juba en décembre 1848 à Birmingham, Angleterre. © : Wikimedia Commons.

Dickens assiste à une performance de Master Juba au Almack’s au 67 Orange Street, dont il témoigne ainsi dans ses American Notes for General Circulation publiées en 1842 : « Le violoniste noir corpulent et son accompagnateur au tambourin tapent du pied sur la scène surélevée sur laquelle joue l’orchestre sur un tempo enlevé. Cinq ou six couples arrivent sur scène, menés par un jeune Noir, qui impose sa marque sur l’assemblée en tant que meilleur danseur alors connu. Il multiplie les grimaces pour le grand plaisir de tous les autres qui sourient jusqu’aux oreilles. (…) Mais la danse débute. Chaque gentilhomme et chaque dame s’accordent mutuellement du temps au point que le jeu devient peu à peu ennuyeux, puis le héros plein d’allant se rue à leur rescousse. Instantanément, le violoneux sourit et s’y met bec et ongles, il y a une nouvelle énergie dans le tambourin, de nouveaux rires chez les danseurs, de nouveaux sourires et une nouvelle confiance chez la propriétaire, et même une nouvelle luminosité dans les bougies. Simple shuffle, double shuffle, pas de danse stylés et transversaux, claquements de doigts, roulements des yeux, genoux qui tournent, arrière des jambes mis en avant, pivotements sur la pointe des pieds et sur les talons avec la même aisance que les doigts de l’homme sur le tambourin. Danse avec deux jambes gauches, deux jambes droites, deux jambes de bois, deux jambes fines, deux jambes à ressorts – tous jeux de jambes –, qu’est-ce pour lui ? »

Annonce de prestations de Boz’s Juba en 1848 à Londres, Angleterre. © : Vauxhall History.

Cette description favorise la reconnaissance de Master Juba qui trouve de meilleurs engagements et tourne avec les Georgia Champion Minstrels (1844), les Ethiopian Serenaders (1845) et les White’s Serenaders de 1846 à 1850, autant de troupes itinérantes grâce auxquelles il assoit un peu plus sa réputation. Il est bien le premier Afro-Américain dans de telles formations qui n’intègrent que des Blancs. Entre-temps, en 1848 au sein des Ethiopian Serenaders, il effectue même une tournée à Londres sous le nom de Boz’s Juba. Si son talent comme son influence sont considérables, les circonstances du décès de Master Juba restent floues. De retour aux États-Unis, il figure d’abord au programme d’importantes salles new-yorkaises mais la critique commence à se faire moins tendre à son endroit. Il réapparaît donc au Royaume-Uni, où une dernière prestation au City Tavern à Dublin, Irlande, est mentionnée le 14 septembre 1851 dans Era. Sa mort prématurée en 1852 ou 1853 (à 27 ou 27 huit ans) s’expliquerait par le surmenage et la mauvaise nourriture servie par ses « employeurs ». Il faudra attendre près d’un siècle pour que l’histoire de Master Juba sorte de l’oubli, quand Marian Hannah Winter lui consacra en 1947 un long et précieux article, « Juba and American Minstrelsy » (réédité dans Inside the Minstrel Mask: Readings in Nineteenth-Century Blackface Minstrelsy, Wesleyan University Press, 1996). Signalons aussi le roman de Walter Dean Myers, Juba!: A Novel (Amistad, 2016). Pour illustrer cela, écoutons John Dee Holeman et Dom Flemons en 2014 avec Hambone.

© : Music Maker Foundation / YouTube.

(1). Exhibitions d’êtres humains souvent qualifiés de monstrueux (siamois, handicapés dont amputés, nains, géants, femmes à barbe…). Barnum se « distingua » notamment en exhibant en 1835 l’esclave Joice Heth, faisant croire qu’elle fut la nounou de George Washington, premier président des États-Unis, et qu’elle était âgée de 161 ans !
(2). Spectacles itinérants (minstrels shows) durant lesquels les protagonistes blancs se grimaient en Noirs pour les singer…
(3). Rappelons que le royaume du Kongo (avec un « K ») comprenait le sud de l’actuelle République du Congo, l’ouest de la République démocratique du Congo, le sud-ouest du Gabon et le nord de l’Angola.
(4). Style qui consiste à danser en marquant le rythme en frappant le sol d’un seul pied.

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