Nouvel article de ma rubrique qui s’arrête sur des mots et des expressions propres aux textes du blues, dont on ne trouve pas la traduction dans les dictionnaires traditionnels (*). Il s’agit essentiellement d’expliquer le sens de ces termes nés lors de la conception du blues, soit dans les années 1880, en les remettant dans le contexte des compositions des musiques afro-américaines. Je vous incite aujourd’hui à considérer l’expression stones in my passway, qui pour une fois n’a pas de sens caché et dont nous pouvons dans un premier temps retenir la traduction littérale : des pierres sur mon passage, sur mon chemin… Une phrase très célèbre dans le monde du blues, surtout depuis le 19 juin 1937, quand Robert Johnson enregistra à Dallas pour Vocalion Stones in my passway, dans laquelle il base son propos sur une vision sombre d’obstacles placés sur sa route (« Il y a des pierres sur mon chemin, ma route semble noire comme la nuit »), à laquelle il ajoute toutefois une dimension poétique désabusée : il a tout perdu, l’être aimé, ses amis qui l’ont trahi et sans doute aussi son âme.
Mais les origines de la formule sont infiniment plus anciennes (et diffuses…) car on en trouve trace dans la Bible, et plus particulièrement dans le chapitre 3 du Livre des Lamentations (à situer donc six siècles avant notre ère) : Il [Dieu] m’a conduit, mené dans les ténèbres et non dans la lumière (…) / Il me fait habiter dans les ténèbres, comme ceux qui sont morts dès longtemps / Il m’a entouré d’un mur pour que je ne sorte pas (…) / Il a fermé mon chemin avec des pierres de taille, il a détruit mes sentiers. » On fait aisément le parallèle avec certains vers de la chanson de Johnson : « Mes ennemis m’ont trahi, ils ont doublé le pauvre Bob /Et une chose est sûre, ils ont mis des pierres sur mon chemin (…) / Je suis à trois rues de chez moi, s’il vous plaît ne me barrez pas la route. » L’inspiration du bluesman ne fait guère de doute et démontre surtout une fois de plus qu’il était loin d’être un « illettré »…
Mais l’action qui consiste à mettre des obstacles sur le chemin de quelqu’un peut aussi être rattaché au diable (et je précise que c’est sans rapport avec le cliché éculé du pseudo-pacte lié par Johnson avec ledit diable), comme le relate Thomas Wentworth Higginson, pasteur et abolitionniste qui servit durant la guerre de Sécession, dans Army Life in a Black Regiment(Fields, Osgood & Co., Boston, 1870) : « Oh, Satan est un vieux bonhomme très occupé qui lance des pierres sur mon chemin. » Dans Barrelhouse Words (références plus bas), Stephan Calt fait le rapprochement avec stumbling block, qui peut là encore désigner un obstacle, une entrave, une pierre d’achoppement, voire un « boulet » ou un « poids mort » dans le sens d’une personne dont on cherche à se débarrasser… Et Calt de citer une nouvelle référence biblique, tirée de L’épître aux Romains (14:13) : « Ne nous jugeons donc plus les uns les autres, pensez plutôt à éviter que votre frère se trouve face à une pierre d’achoppement ou exposé à une chute. »
Debra Devi va plus loin dans The Language of the Blues (références également plus bas) et associe les expressions stones in my passway et stumbling block au vaudou, plus particulièrement dans son entrée foot track magic. Cette « magie des empreintes de pieds » consisterait à répandre de la poudre sur le chemin que doit emprunter quelqu’un. Il peut notamment s’agir d’une poudre empoisonnée qui s’insinuerait dans le corps de la personne pour lui inoculer une maladie, éventuellement mortelle. Ceci dit, certaines de ces poudres sont aussi bienfaitrices… En tout cas, le rapport avec les paroles de la chanson de Robert Johnson me paraît ténu, et j’aurai certainement l’occasion de revenir dans un prochain article sur cette foot track magic qui mérite un développement à part. Revenons donc à notre objet. Si stones in my passway reste spécifique à Johnson, la forme stumbling block est répandue dans le blues (et ce dès les années 1920), dans le gospel du fait de ses origines bibliques, mais aussi dans le reggae. Enfin, en 1987, la chanteuse de Chicago Zora Young a enregistré (et repris en 2009) une version plus « optimiste » intitulée Stumbling blocks and stepping stones, et nous propose ainsi de passer des blocs qui barrent le chemin (stumbling blocks) aux pierres qui permettent de franchir le gué (stepping stones)…
Voici comme à l’accoutumée une sélection de chansons en écoute en guise d’exemples.
– Stonewall Street blues en 1926 par Blind Blake.
– It’s a good little thing en 1933 par Blind Willie McTell.
– Stones in my passway en 1937 par Robert Johnson.
– Stumbling block blues en 1953 par Champion Jack Dupree.
– Lord don’t move the mountain en 1958 par Mahalia Jackson.
– I’m trying en 1968 par Johnnie Taylor.
– Stumbling blocks and stepping stones par Zora Young, version de 2009 avec, tenez-vous bien, Hubert Sumlin et Steve Freund (g), Barrelhouse Chuck (kbds), Bob Stroger (b) et Kenny Smith (dms) !
(*) Rubrique réalisée avec entre autres sources les archives de la Bibliothèque du Congrès à Washington et les livres Talkin’ that talk – Le langage du blues et du jazz de Jean-Paul Levet (Outre Mesure, 2010), Barrelhouse Words – A Blues Dialect Dictionary de Stephen Calt (University of Illinois Press, 2009) et The Language of the Blues: From Alcorub to Zuzu de Debra Devi (True Nature Records and Books, 2012).
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