Située en bordure est du Delta, Grenada n’est assurément pas la ville la plus connue de cette région qualifiée de « berceau du blues ». Et pourtant… D’importants bluesmen sont nés dans les parages, on pense évidemment d’emblée à Magic Sam et Magic Slim, mais nous le verrons plus loin, ce ne sont pas les seuls. En outre, Grenada se trouve sur un axe essentiel, l’Interstate 55, même si on l’appelle parfois improprement Highway 55 (interstate désigne une autoroute inter-États, plus importante qu’une highway, l’équivalent d’une nationale). Longue de quelque 1 550 km, elle relie en effet du sud au nord le golfe du Mexique à la région des Grands Lacs, et plus précisément La Nouvelle-Orléans (mais elle débute en fait à LaPlace, une quarantaine de kilomètres à l’ouest de LNO) et Chicago (Illinois), en passant par Jackson (Mississippi), Memphis (Tennessee) et Saint-Louis (Missouri).
Sur le premier tiers du parcours, Grenada est fondée en 1836, hélas après que les Choctaws aient signé le traité de Dancing Rabbit Creek du 28 septembre 1830, qui les expulse de ce territoire dont ils sont bien sûr natifs… Le site accueille alors deux localités adjacentes, Pittsburg et Tullahoma, dont les résidents s’opposent. Les élus locaux interviennent alors pour régler le litige, et le 4 juillet 1836 (jour de fête nationale aux États-Unis), l’union des deux bourgades est officialisée, tout comme leur réconciliation, pour donner naissance à Grenada. Elle devrait son nom à celui de la ville espagnole de Granada (Grenade en français), qui aurait été mal orthographié ! La petite ville, qui compte 700 habitants en 1838, deux hôtels et seize commerces, prospère aussi grâce aux esclaves employés sur des plantations sur les rives de la rivière Yalobusha. Les premières traces relatives à la musique datent de la même époque, notamment via les chorales des églises, qui ne sont toutefois pas vues d’un bon œil par les autorités. Il est en tout cas rarissime que nous disposions d’éléments aussi anciens liés à la musique dans le sud des États-Unis (1)…
Le 7 mai 1846, une tornade frappe la région et, selon un article intitulé « The Great Hurricane » dans un journal local, « tue deux Blancs (…) et trois Noirs qui appartiennent au docteur Purnell ». Le 25 mai 1849, le Grenada Republican annonce un concert du Grenada Brass Band pour le 1er juin. Bien sûr, cela ne concerne pas les Afro-Américains, même si certains étaient alors libres dans la région, bien que très rares… Contrairement aux violences dont les lynchages qui sont monnaie courante. Le train arrive en juillet 1860… et la guerre de Sécession l’année suivante. Grenada est alors à la jonction de la Greenwood & Columbus Railroad et de la Mississippi Central Railroad. C’est justement cette ligne que veut suivre en 1862 le général Grant pour prendre Vicksburg est convoitée, mais les troupes du général sudiste Pemberton érigent un puissant système de défense, appelée Yalobusha Line, et pas moins de huit forts sont construits autour de Grenada ! Et finalement, la bataille (redoutée) de Grenada n’aura pas lieu…
Après le conflit, le comté de Grenada est fondé le 9 mai 1870, et peu à peu durant la décennie, les Afro-Américains s’imposent sur la scène politique et créent une communauté malgré un Ku Klux Klan bien présent. En 1878, la ville compte de nombreux salons et lieux de divertissement où on boit le whiskey qui coule à flot, où on joue (roulette, poker, combats de coqs), où on danse… Je me suis exceptionnellement attardé sur l’histoire de Grenada, mais comme je l’écrit plus haut, il est rare de trouver des éléments aussi détaillés (et je me contente ici d’une synthèse !) sur une région du Mississippi durant cette période qui est celle de la gestation du blues. Et nous pouvons imaginer que cela s’est passé dans le même contexte pour bien d’autres villes du Delta… Pour conclure sur cet aspect, je me dois de préciser que Grenada fut aussi au centre de la lutte pour les droits civiques, avec des marches et autres opérations organisées dans les années 1960 par James Meredith et Martin Luther King, qui séjourna une semaine dans la ville en septembre 1966 (avec des personnalités comme la chanteuse Joan Baez) pour les droits de vote et l’intégration dans les écoles.
Le premier bluesman important natif de Grenada est incontestablement le pianiste-chanteur Walter Davis, un des artistes les plus populaires et les plus prolifiques des années 1930 avec plus de 150 faces à son actif. Le suivant est Big George Brock, ancien boxeur de haut niveau et chanteur-harmoniciste très ancré dans la tradition sudiste (mon article du 16 mai 2023). On notera toutefois que Davis et Brock feront essentiellement carrière à Saint-Louis, une ville sur la fameuse Interstate 55. Bien entendu, impossible de ne pas citer deux autres bluesmen célèbres qui ont choisi de s’expatrier à Chicago. Tout d’abord Samuel Gene Maghett aka Magic Sam, né à dans une zone du comté de Grenada aujourd’hui sous les eaux du lac artificiel Grenada (barrage construit au début des années 1950), fondateur essentiel du West Side Sound à la fin des années 1950. Le second est Morris Holt aka Magic Slim, né à Torrance à deux pas de Grenada, dont la musique très terrienne se démarquait finalement beaucoup de celle de Magic Sam même s’il fut son mentor.
Toujours très complet, le texte de la plaque commémorative consacrée à Grenada par la Mississippi Blues Trail (« Grenada Blues ») cite d’autres artistes moins connus mais qui témoignent toutefois de la richesse de la tradition musicale de la ville : le guitariste Eddie Willis (qui accompagna Marvin Gaye, Stevie Wonder, les Supremes, les Temptations, les Four Tops, John Lee Hooker, Albert King et Eddie Burns), le violoniste Will Chairs, l’harmoniciste Alfred « Blues King » Harris, le pianiste-organiste Cornell Harris Williams, les chanteurs-guitaristes Tre Hardiman et Kee Eso (Keyzo) Pitchford, le saxophoniste Frank Wright, qui a joué avec B.B. King et Bobby Bland avant de s’imposer dans le free jazz…
Terminons avec quelques chansons en écoute.
– Think you need a shot en 1936 par Walter Davis.
– Brown skinned woman en 2014 par Big George Brock.
– Easy baby en 1958 par Magic Sam.
– Crazy woman en 1998 par Magic Slim.
– Miss Darling en 1951 par Alfred « Blues King » Harris.
– Live at the Viva Cantina en 2015 par Kee Eso (Keyzo) Pitchford.
(1). J’ai tiré de précieuses informations sur l’histoire de Grenada à cette époque de la thèse de Rebecca Martin Stokes réalisée en 1972, History of Grenada (1830-1880).
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