Charlotte Forten. © : CBA Lawyers in the Classroom.

Dans le domaine de la musique, les premières mentions écrites du mot blues dans le sens de cafard, de tristesse, de mélancolie, de dépression ou autre vague à l’âme datent du milieu du XIXe siècle, au temps de l’esclavage. Nous sommes alors en pleine période de l’Antebellum (ou Antebellum South car c’est relatif aux États du Sud aux USA) qui précède le début de la guerre de Sécession en 1861. En 1850, Firth, Pond & Co. publie à New York la partition de I have got the blues to day!, une chanson dont le titre intègre pour la première fois le mot blues. On doit les paroles à Miss Sarah M. Graham et la musique à Gustave Blessner. Exécutée sur un tempo allegretto, c’est une ballade humoristique (comic ballad) qui n’a rien à voir musicalement avec le blues. Le refrain évoque un personnage qui a trop bu, ce qui l’a d’abord rendu très joyeux avant de lui donner le blues : « Then I was gayest of the gay / But I have got the blues to day. » Quant à Alan Govenar, il cite dans Texas Blues: The Rise of a Contemporary Sound (Texas A&M University Press, 2008) le journal de Boston The Yankee Blade, qui conseille en 1853 une lecture comique à ceux que le blues afflige.

Partition de I have got the blues to day!, 1850. © : Library of Congress.

En 1862, alors que la guerre fait désormais rage, Charlotte Forten, une jeune Afro-Américaine libre de vingt-cinq ans, enseigne à Edisto Island en Caroline du Sud. Engagée pour l’abolition de l’esclavage, passionnée d’écriture, elle écrit des poèmes depuis plusieurs années et tient également un journal. D’après Paul Oliver dans The Story of the Blues (Barrie & Jenkins, 1969), elle relate samedi 13 décembre 1862 : « Je dormais depuis à peine dix minutes quand j’entendis ce que qui me sembla être des cris terribles venus des quartiers [des esclaves]. ». Elle reste perturbée le lendemain, dimanche 14 décembre, d’autant qu’elle note en rentrant de l’office religieux : « Presque tout le monde paraissait heureux et joyeux, et je suis rentrée avec le blues. Je me suis jetée sur mon lit, et pour la première fois depuis que j’étais ici, je me suis sentie très seule en m’apitoyant sur mon sort. Mais je me suis raisonnée pour être de meilleure humeur et je vais désormais mieux. »

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Et Charlotte Forten va plus loin et commence à s’intéresser aux paroles de certains chants d’esclaves dont Poor Rosy, une chanson « utilisée pour accompagner le travail » aux paroles effectivement tristes qui évoquent une peine de cœur et la peur de l’enfer : « Poor Rosy, poor gal, poor Rosy, poor gal / Rosy break my poor heart / Heaven shall be my home / I cannot stay in hell one day. » Mais Forten, qui consigne les textes de certaines de ces chansons, avoue toutefois qu’elle n’a aucune idée de la façon dont ces chansons s’interprètent, mais qu’elles ne peuvent l’être « si on n’y met pas tout son cœur et sans être pris par l’émotion », avant de citer un autre extrait sombre dans un esprit plus religieux : « I wonder where my mudder [mother] gone / Sing, oh graveyard / Graveyard ought to know me / Sing Jerusalem / Oh carry my mudder in de graveyard. » Work song, spiritual, il s’agit bien de traditions qui influenceront le blues dont Charlotte Forten nous a laissé le premier témoignage ce 14 décembre 1862, il y a tout juste 162 ans. En 1878, elle deviendra Mme Grimké, poursuivra ses actions contre le racisme et s’éteindra le 23 juillet 1914 à soixante-seize ans, mais je ne manquerai pas de revenir sur l’ensemble de son parcours dans un article spécifique.

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