Dans son édition datée d’hier, le journal Le Monde s’arrête sur le destin peu banal de Sojourner Truth (vers 1797-1883). L’occasion est belle d’évoquer cette Afro-Américaine abolitionniste qui se battit toute sa vie durant pour les droits des femmes. Née esclave à Swartekill, comté d’Ulster, État de New York, sous le nom d’Isabella « Belle » Baumfree, elle est vendue à l’âge de neuf ans à John Neely, un propriétaire blanc qui la fouette quotidiennement, puis à John Dumont, qui la viole régulièrement durant son adolescence. Il est d’ailleurs le père de son premier enfant, né en 1815… Isabella épouse ensuite un autre esclave, Thomas Jeffery Harvey, avec lequel elle a quatre enfants. Fin 1826, elle s’enfuit avec sa fille Sophia tout juste née, et trouve refuge dans une famille à New Paltz, quelques kilomètres au sud de Swartekill.
En 1827, l’esclavage est aboli dans l’État de New York. Isabella apprend parallèlement que l’un de ses enfants, Peter, a été vendu illégalement par Dumont à un propriétaire de l’Alabama, un État sudiste très attaché au maintien de l’esclavage. Elle décide alors d’intenter une action en justice, et après plusieurs mois de procédure, elle récupère son fils, devenant la première femme afro-américaine à obtenir gain de cause contre un homme blanc. Depuis son évasion, Isabella s’est rapprochée de plusieurs communautés religieuses pour lesquelles elle travaille tout en s’investissant en faveur d’œuvres de charité. En 1843, elle devient méthodiste et adopte le nom sous laquelle nous la connaissons aujourd’hui, Sojourner Truth. Elle dit avoir entendu « L’Esprit de Dieu » qui lui demande de prêcher la vérité, truth en anglais, d’où son choix de nouveau patronyme.
Sojourner Truth abandonne alors ses biens et prend la route pour prêcher en faveur de l’abolition de l’esclavage. Elle rejoint une communauté religieuse à Northampton, Massachusetts, autre État « libre » du nord, où elle rencontre de grandes figures de l’abolition dont William Lloyd Garrison, Frederick Douglass et David Ruggles. Avec l’aide d’un ami, Olive Gilbert (Sojourner Truth, qui a grandi dans la secteur néerlandophone de l’État de New York, s’exprime alors mieux en néerlandais qu’en anglais !) et de Garrison, elle publie en 1850 à compte d’auteur The Narrative of Sojourner Truth: A Northern Slave. Elle se découvre également des talents d’oratrice et intervient de plus en plus souvent lors de rassemblements.
Et en 1851, lors d’une tournée de lectures, elle prononce en convention à Akron, Ohio, un discours impromptu sur les droits des femmes qui la rendra célèbre, « Ain’t I a Woman ?», « Ne suis-je pas une femme ?». Son discours n’avait pas de titre à l’origine, et nul ne peut dire de façon formelle que la phrase « Ain’t I a Woman ? » figurait dans la version originale. Une phrase sans doute inspirée par une autre utilisée par les abolitionnistes dès la fin du XVIIIe siècle, « Am I Not a Man and a Brother ? », « Ne suis-je pas un homme et un ami ? » puis sur des représentation des années 1830 qui mettent en scène une esclave disant : « Am I Not a Woman and a Sister ? », « Ne suis-je pas une femme et une amie ? ». En tout cas, Sojourner Truth montre dans tout son discours (dont on trouve aisément l’intégralité sur Internet, y compris en français) tout son engagement en faveur des femmes.
J’aime beaucoup la transcription de ce discours (paradoxalement dans un style rustique qui rappelle le Sud !), rapportée par un Afro-Américain quand il a été prononcé en 1851 : « Je veux dire quelques mots sur ce sujet. Je suis une militante des droits des femmes. Je suis aussi musclée que n’importe quel homme, et je peux abattre tout autant de travail que n’importe quel homme. J’ai labouré, moissonné, fauché, haché et battu le grain, et est-ce qu’un homme peut faire plus que ça ? J’ai entendu beaucoup de choses sur l’égalité des sexes. Je peux porter autant qu’un homme, et manger autant qu’un homme, quand j’ai assez à manger. Je suis aussi forte qu’un homme peut l’être. Pour ce qui est de l’intellect, tout ce que je peux dire c’est que quand bien même les femmes ne boivent qu’un demi, et que les hommes boivent une pinte, qu’est-ce qui les empêche de remplir leur verre ? Vous ne devez pas hésiter à nous donner nos droits de peur qu’on en prenne trop, de peur qu’on fasse déborder notre verre. Les pauvres hommes semblent tout confus, et ne savent pas quoi faire. Ben pourquoi les enfants ? Si vous détenez les droits d’une femme, rendez-les lui et vous vous sentirez mieux. Vous garderez vos propres droits, et il n’y aura plus de problème. Je ne sais pas lire, mais je sais écouter. J’ai écouté la bible et y ai appris que c’est la faute d’Ève si l’homme a péché. Ben, si c’est la femme qui a déréglé le monde, alors donnez-lui une chance de le refaire tourner rond. Cette Dame a parlé de Jésus, du fait qu’il n’a jamais rejeté les femmes qui venaient à lui, et elle avait raison. Quand Lazare est mort, Marie et Marthe sont venues le voir avec foi et amour et l’ont supplié de faire revenir leur frère. Alors Jésus pleura et Lazare ressuscita. Et d’après vous, comment Jésus est-il venu au monde ? Il est venu au monde à travers Dieu qui l’a créé et à travers la femme qui lui a donné naissance. Et alors, les hommes, quel a été votre rôle dans tout ça ? Mais les femmes se soulèvent, béni soit Dieu, et quelques hommes se joignent à elles. Et l’homme est en mauvaise posture, les esclaves pauvres en ont après lui, les femmes s’y mettent aussi, on dirait bien qu’il est coincé entre un faucon et une buse. »
Sojourner Truth fera d’autres discours marquants et poursuivra son combat en faveur des femmes, notamment pour le droit de vote. Elle mènera de nouvelles luttes, participera au recrutement de soldats noirs dans l’armée nordiste qui se battra contre les États sudistes esclavagistes. Et bien entendu, elle continuera de s’impliquer en abolitionniste, et ce au plus haut niveau car elle rencontrera le président Abraham Lincoln en octobre 1864, qui abolira justement l’esclavage l’année suivante. Après la guerre de Sécession (1861-1865), elle œuvrera pour que les anciens esclaves du Sud récupèrent les terres promises par le gouvernement. Mais, malgré une rencontre avec le président Ulysses S. Grant en 1870, les politiciens du Sud ne cesseront de s’opposer à l’initiative. Enfin, elle interviendra pour une réforme pénitentiaire et se positionnera contre la peine de mort. Même si on ne saurait comparer les époques tant les contextes diffèrent, il n’empêche, plus d’un siècle avant la lutte pour les droits civiques dans les années 1960, Sojourner Truth conduisit des actions qui en font une vraie visionnaire. Et l’histoire prouve qu’elle détenait la vérité.
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