Nouvel article de ma rubrique qui s’arrête sur des mots et des expressions propres aux textes du blues, dont on ne trouve pas la traduction dans les dictionnaires traditionnels (*). Il s’agit essentiellement d’expliquer le sens de ces termes nés lors de la conception du blues, soit dans les années 1880, en les remettant dans le contexte des compositions des musiques afro-américaines. Aujourd’hui, je m’arrête sur la formule ashes hauled. Si nous précisons que le ash hauler est celui qui tire les cendres, ou pour faire plus simple le ramoneur, vous vous doutez que nous allons nous aventurer sur un terrain où il sera question de sexe. Et c’est le cas ! Dans les textes de nombreux bluesmen, se faire tirer les cendres évoque l’acte sexuel jusqu’à l’éjaculation…
Comme d’habitude, si on se plonge dans les origines de cette expression pour le moins indélicate, eh bien on se retrouve au Moyen Âge ! Dès cette époque, on estime en effet que « le sperme doit être évacué régulièrement pour éviter une accumulation toxique » (The Slangage of Sex : A Dictionary of Modern Sexual Terms par Brigid McConville et John Shearlaw, Macdonald, 1984). Plus tard, cela évoluera vers une autre formule d’une grande finesse qui dit qu’il « faut aller voir une prostituée pour vider la poubelle » ! Quant à certaines représentantes de la gent féminine, à l’opposé, elles attendent qu’on vienne leur « ramoner la cheminée » (get their ashes hauled)… Selon George A. Thompson, auteur de A Documentary History of The African Theatre (Northwestern University Press, 1998), l’association entre ramonage des cheminées et acte sexuel devient prégnant au XVIIIe siècle. Au début du XXe siècle (il existe des traces écrites de 1906), notamment chez les Afro-Américains, la métaphore get my ashes hauled signifie clairement « faire l’amour ».
Les bluesmen se l’approprient rapidement, sans doute dès les années 1910, et lui donnent un deuxième sens, il s’agit cette fois de prendre ses cliques et ses claques dans l’urgence. En outre, en étudiant les textes des morceaux, on relève que pour un artiste masculin, le ash hauler est toujours une femme, et inversement… Quoi qu’il en soit, les paroles des premiers blues privilégient l’esprit à connotation sexuelle, mais grâce à l’humour et l’art du double sens des auteurs, et même si on ne parlera quand même pas de romantisme (ça reste du dirty blues), le propos à l’origine vulgaire est moins choquant. Ce thème fut très populaire chez les bluesmen des années 1920 et 1930, et nous vous proposons dès lors une sélection de dix chansons pour l’illustrer.
– Devil and my brown par Sam Butler (Bo Weavil Jackson), 30 septembre 1926.
– My gal treats me mean (But I can’t leave her alone) par Wiley Barner, 13 août 1927.
– Sweet to mama par Frank Stokes, vers août 1927.
– Black spider blues par Sylvester Weaver, 30 novembre 1927.
– The girl I love, she got long curly hair par Sleepy John Estes, 24 septembre 1929.
– Want your ashes hauled par Willie « Scarecrow » Owens, 15 mai 1930.
– I let my daddy do that par Hattie Hart, 13 septembre 1934.
– Tired as I can be par Lucille Bogan, 1er août 1934.
– Let your money talk par Kokomo Arnold, 18 avril 1935.
– Ash hauler par Big Bill, 16 décembre 1935. Il s’agit bien sûr de Big Bill Broonzy…
(*) Rubrique réalisée avec entre autres sources les archives de la Bibliothèque du Congrès à Washington et les livres Talkin’ that talk – Le langage du blues et du jazz de Jean-Paul Levet (Outre Mesure, 2010), Barrelhouse Words – A Blues Dialect Dictionary de Stephen Calt (University of Illinois Press, 2009) et The Language of the Blues: From Alcorub to Zuzu de Debra Devi (True Nature Records and Books, 2012).
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