Top of blues copie

Au programme de mon émission sur YouTube, Otis Rush (rubrique « Un blues, un jour »), et Nat King Cole (rubrique « Les temps du gospel»).

Pour évoquer Otis Rush qui aurait eu 85 ans aujourd’hui, comme je l’ai fait précédemment avec d’autres artistes dans des circonstances similaires, je vous propose le texte intégral que j’avais rédigé pour Soul Bag lors de la disparition du bluesman le 19 septembre dernier. Un article toutefois légèrement mis à jour avec des liens supplémentaires, notamment pour la sélection discographie. Dans mon émission, je vous propose de le voir en 1966 lors de la tournée de l’American Folk Blues Festival, avec Jack Myers à la basse et Fred Below à la batterie, sur I Can’t Quit You Baby.

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Otis Rush, Mac Thompson, Odie Payne Jr, Chicago, 1959. © : Jacques Demêtre / Soul Bag Archives / Soul Bag

OTIS RUSH 1934-2018
© : Daniel Léon / Soul Bag
Difficile d’imaginer bluesman plus paradoxal qu’Otis Rush. Il y eut d’abord un début de carrière fulgurant à la fin des années 1950, durant lesquelles il s’inscrivit en pionnier d’un blues quasi révolutionnaire en passe de changer le cours de cette musique. Puis un artiste sublimé par l’alliance d’une voix sombre et d’un jeu de guitare tendu immédiatement reconnaissable qui lui vaut une belle place au panthéon des stylistes de l’instrument. Mais les obstacles se dresseront ensuite sur son parcours. Bien qu’il ait toujours cherché à perfectionner son jeu, Otis Rush est un personnage complexe qui a du mal à s’imposer dans un milieu sans état d’âme. Son exceptionnel talent favorisera quelques retours ponctuels qui laisseront croire en sa capacité de retrouver les sommets. Espoirs souvent sans lendemain, d’autant qu’une attaque invalidante marquera en 2003 le début d’un long calvaire. Jusqu’à ce 29 septembre 2018, date de son décès à quatre-vingt-quatre ans. Ultime paradoxe : Otis Rush n’est plus mais sa mort devrait permettre de mesurer son immense influence, assurément une des plus significatives du blues de ces cinquante dernières années.

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Ann Arbor, 1972. © : Emmanuel Choisnel / Soul Bag

Otis Rush voit le jour le 29 avril 1934 près de Philadelphia, une ville du Mississippi à 130 kilomètres au nord-est de Jackson. Avec de fortes divisions entre communautés blanche, noire et indienne, c’est une des villes les plus racistes du pays et un fief du Ku Klux Klan. Avec ses six frères et sœurs, Otis Rush est élevé dans une famille de métayers. Il semble débuter à l’harmonica vers l’âge de six ans et découvre des disques de blues à la radio et grâce au Vitrola de sa mère, puis, quand celle-ci l’emmène en ville, dans les juke-boxes. Quand un de ses frères aînés travaille aux champs, il lui emprunte sa guitare. Mais si son frère est droitier, Otis est gaucher : il apprend donc à jouer en tenant la guitare à l’envers, ce qui sera une marque de fabrique… et peut-être à l’origine du son très expressif et torturé qui caractérisera son jeu. Il aurait convolé encore adolescent mais nul ne connaît le nom de l’heureuse élue, ni la date du divorce car il ne fait aucun doute que l’union fit long feu !

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Chicago, 1977. © : André Hobus/ Soul Bag

Une chose est sûre, quand il visite une de ses sœurs à Chicago, elle l’emmène voir Muddy Waters et c’est bien sûr la révélation. Otis Rush se réjouit donc sans doute quand son père décide de s’installer avec sa famille à Chicago. Nous sommes en 1948, il n’a que quatorze ans et doit d’abord travailler dur aux abattoirs. Un univers qui lui permet de côtoyer d’autres apprentis bluesmen, de former un groupe et de se produire dans les clubs, se démarquant progressivement de la musique de Muddy Waters au profit d’un style plus urbain, vibrant et intense. Toujours à l’affût de talents originaux, Willie Dixon ne tarde pas à le remarquer. En 1956, Dixon, qui est en froid avec Chess, est approché par Eli Toscano qui vient de lancer son label Cobra. Otis Rush inaugure le catalogue de la marque avec I can’t quit you baby, un magnifique blues lent qui obtient un succès immédiat et deviendra un standard. D’autres chefs-d’œuvre suivront dont les inoubliables Double trouble et All your love (I miss loving) en 1958.

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B.L.U.E.S., Chicago, milieu des années 1980. © : André Hobus / Soul Bag

Durant cette même période faste, Toscano enregistre également Magic Sam et Buddy Guy (pour sa filiale Artistic). Avec Magic Sam et Buddy Guy, Otis Rush est un des principaux chefs de file (et l’aîné, bien qu’il n’ait que vingt-quatre ans en 1958 !) d’un nouveau style de blues connu sous le nom de West Side Sound ou West Side Soul. Issu comme son nom l’indique du quartier ouest de Chicago, ce blues tourne délibérément le dos à celui de Muddy Waters et consorts, très ancré dans la tradition sudiste. La génération d’Otis Rush, endurcie au contact du ghetto de ce quartier marqué par la violence, n’a pas les mêmes préoccupations que ses devanciers : elle hurle sa colère à coups de vocaux théâtraux et de chorus de guitare basés sur l’emploi de la gamme mineure. Ces caractéristiques influenceront énormément le rock à partir des années 1960, et le blues électrique contemporain que nous écoutons aujourd’hui y puise l’essentiel de son inspiration. C’est dire le rôle joué par Otis Rush dans l’évolution de ces musiques populaires…

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Beaulieu-sur-Mer, 1997. © : Brigitte Charvolin / Soul Bag

Mais la faillite de Cobra en 1959 est un coup d’arrêt. Toujours dans le sillage de Willie Dixon, Otis Rush tente de se maintenir au sommet de la vague en signant chez Chess, et semble un temps y parvenir, ce que démontre un titre comme So many roads, so many trains (1960). Ses premières sont disponibles sur l’anthologie « I’m Satisfied – The 1956-1962 Cobra, Chess & Duke Sides » (Soul Jam, 2013). Mais le succès suit moins, et malgré sa participation à l’American Folk Blues Festival en 1966, Otis se décourage et s’avère incapable de gérer sa carrière. Pourtant adulé, il erre de label en label (des marques pourtant notables comme Duke, Vanguard, Capitol…), ne retrouve pas le niveau de ses faces Cobra, et surtout il cède au découragement et signe des prestations inégales. Dans cette grisaille, l’album « Mourning In The Morning » (Cotillion, 1969) est un premier rayon de soleil. L’espoir renaît surtout en 1971 avec l’excellent « Right Place Wrong Time », mais Capitol le néglige et il faudra attendre 1976 pour qu’il sorte chez Bullfrog. Certaines prestations en public le montrent à son avantage, dont un concert de 1975 au Japon : Delmark en fera en 1978 l’album « So Many Roads ».

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Chicago, 2001. © : André Hobus / Soul Bag

Mais Rush, déçu par le milieu de la musique, s’en éloigne et ne réalise pas le moindre disque en dix ans. Il demeure pourtant populaire, en particulier au Japon, un pays qu’il apprécie au point qu’il finira par épouser une ressortissante du pays du Soleil-Levant… En 1984, il est introduit au Blues Hall of Fame puis réapparaît à la fin de la décennie. Après quelques live anecdotiques, il séduit à nouveau avec deux beaux albums sur lesquels il semble apaisé, « Ain’t Enough Comin’ In » (This Way Up, 1994) et « Any Place I’m Going » (House of Blues, 1998), qui lui vaut un Grammy Award. Il reste certes imprévisible, mais je me souviens d’un concert au Bagnols Blues Festival en 1996 durant lequel il était particulièrement impliqué et impressionnant. En tout cas, on se dit alors qu’Otis Rush a encore de belles heures devant lui. Hélas, il disparaît une nouvelle fois de la circulation, et il n’aura plus l’occasion d’entretenir l’illusion.

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Chicago, 2016. © : Brigitte Charvolin / Soul Bag

En 2003, il est en effet victime d’une grave attaque qui le laisse partiellement paralysé. Quinze ans durant, des rumeurs erratiques évoqueront un hypothétique retour auquel on n’a jamais vraiment cru. Son apparition en 2016 lors du Chicago Blues Festival relevait un peu de l’ultime hommage de la famille reconnaissante du blues, et le large sourire qui barrait alors son visage n’a leurré personne. Otis Rush avait tout d’un génie et fut un novateur essentiel de sa musique, mais le destin cultive aussi ses paradoxes et fait parfois des exceptions immorales.

 

Le « Top of blues » du jour nous fait faire un saut en arrière de tout juste 75 ans, pour retrouver Nat King Cole le 29 avril 1944. Ce jour-là, le chanteur s’est installé avec son trio à la première place des charts de The Billboard avec sa chanson Straighten Up and Fly Right. À l’époque, ce classement s’appelle encore Harlem Hit Parade, et ne prendra son nom définitif, les charts R&B, qu’en 1949. En tout cas, ce morceau du trio de Nat King Cole va rester 10 semaines à la première place, ce qui en fait son plus grand succès dans ce classement. Cole, qui est né en 1919 à Montgomery en Alabama, est évidemment un des chanteurs les plus en vue des années 1940, dans le domaine du jazz mais aussi dans celui du R&B dont il est un créateur essentiel.

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© : Wesley Prince Oscar Moore et Nat King Cole au Zanzibar, New York, vers juillet 1946. © : Indiana Public Media

On connaît évidemment le chanteur à la voix de velours mais Cole était également un excellent pianiste. Outre lui-même, son trio se composait de deux musiciens remarquables, le contrebassiste Wesley Prince et le guitariste Oscar Moore. Cole fut aussi un pionnier de l’audiovisuel avec des émissions de radio puis de télévision, comme le fameux Nat King Cole Show, qui figurent parmi les premières gérées et animées par des Afro-Américains. Nat King Cole continuera d’avoir du succès jusqu’au tournant des années 1950 et 1960, quand le public se détournera progressivement de sa musique un peu trop sage… Il nous a quittés le 15 février 1965 à seulement 45 ans. J’ai bien sûr programmé dans mon émission sa chanson Straighten Up and Fly Right.