La suite de mon roman Charlie n’est pas mort en vain – Le blues en héritage est donc en cours. J’y reviendrai régulièrement sur ce site par le biais de publications sous différentes formes. Et comme article inaugural dans le registre, je vous propose carrément un extrait du chapitre 1, dans lequel on retrouve Julius à Clarksdale qui rencontre de nouvelles têtes… J’ajoute à ce texte quelques images (qui ne seront pas nécessairement reproduites dans le livre).

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Un samedi après-midi de 1939 à Clarksdale. © : Marion Post Wolcott / Library of Congress.

(…) Toujours avide de nouvelles rencontres, Julius ne souhaita pas en rester là. Il fit même preuve d’une certaine impatience, une attitude sans doute liée au passé de Sonny Home qui remuait en lui des moments clés de sa propre existence. Négligeant que Julius vivait ici depuis huit mois, Home l’apostropha.
– Tu sais comment on appelle le quartier, ici ?
– Euh, ben oui, le New World, ça fait des mois que j’y joue plusieurs fois par semaine…
Se rendant compte de sa bévue, Home éclata de rire. Mais il se reprit rapidement avec une belle pirouette.
– Donc ce monde n’a rien de nouveau pour toi ! Allez, on se retrouve demain, quelque part là-devant, après midi, on ira jouer pas loin de la rivière, de toute façon tu sais qu’on peut jouer partout ici… Ça va pour toi ?
– Ça va pour moi !
Le New World correspondait grossièrement au centre de Clarksdale. Cette désignation n’avait effectivement rien de récent et remontait probablement à la fin du XIXe siècle. Le compositeur et « découvreur » du blues W. C. Handy (1873-1958) le citait déjà comme florissant dans les toutes premières années du siècle dernier, et le Messenger’s avait ouvert ses portes dès 1907. La plupart des clubs de la ville se situaient d’ailleurs dans ce périmètre, tout comme la gare et le dépôt de fret, ainsi qu’un important hôpital (G. T. Thomas Afro-American Hospital), légèrement au sud, au bord de la rivière Sunflower. Les Afro-Américains étaient chez eux dans une ville dont la population était de toute façon très majoritairement noire.

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Le Messenger’s existe toujours à Clarksdale ! © : Shein Die / flickr.

Le lendemain, samedi 25 avril 1936, Julius arriva devant le Messenger’s juste avant 13 heures. Il ne vit pas Sonny. La journée était agréable, sans vent, presque chaude, et il marcha un peu. À moins de 300 mètres, un pont enjambait la rivière Sunflower. En cette période souvent marquée par les crues, ses eaux étaient assez hautes mais elles paraissaient immobiles et bien peu redoutables. La Sunflower se caractérisait par sa teinte marron, qu’elle devait aux sédiments limoneux charriés par ses tributaires, qui témoignaient aussi de la fertilité des sols traversés par les cours d’eau de la région. Après vingt minutes de divagation béate, Julius rebroussa chemin. Revenu au niveau du Messenger’s, il réalisa combien il pouvait être niais : il n’avait même pas eu l’idée de pousser la porte du club… Ce qu’il fit plutôt sèchement, pour se trouver nez à nez avec Sonny Home, Robert Pete Douglas et sa femme Cora en train de siroter des bières au bar ! Il marmonna de vagues excuses dont les autres se fichaient totalement, rattrapa au vol sa guitare qui lui glissait des doigts car il s’était cogné au bar, et parvint à prendre la bière que lui tendait Douglas sans trop en renverser. Les quelques clients attablés le regardèrent en riant. En habitué des lieux, il les connaissait tous. Il entendit à peine Douglas.
– Vous devriez aller jouer maintenant, les gens vont sortir de table, on est samedi, vous aurez du monde.
Sonny intervint.
– T’inquiète pas, Bob, on va surtout faire connaissance avec le gamin. Mais après, pour sûr, s’il est bon, on cassera la baraque…

The New World Marker

La plaque commémorative de la Mississippi Blues Trail dans le quartier du New World à Clarksdale. © : Mark Hilton / HMdb.

Julius se sentit un peu piqué au vif et espéra que cela ne se voyait pas. Car jusque-là, on ne l’avait encore jamais « traité » de gamin, même ironiquement. Ceci dit, Sonny était son aîné de quinze ans… Mais surtout, personne n’avait jamais émis le moindre doute sur la qualité de sa musique. À l’inverse, on le portait aux nues, on se l’arrachait, il était l’héritier de Charlie Patton, son digne successeur. L’espace d’un instant, Julius crut voir un sourire malicieux sur le visage de Sonny. Ce dernier ne tarda plus. Il vida son verre, empoigna sa guitare d’une main et une chaise de l’autre, puis il se dirigea vers la porte. Julius fit de même, se prit les pieds dans sa guitare et sa chaise, évita de s’affaler et de blesser quelqu’un par miracle, et déboula dehors en décrivant d’improbables moulinets disgracieux. En seulement cinq minutes, il venait de réaliser une performance qu’il aurait bien du mal à rééditer : se ridiculiser en public à deux reprises. Sonny haussa les épaules mais ne fit aucune remarque, et comme prévu, ils partirent vers la rivière. Juste après le dernier croisement avant le pont, ils posèrent leurs chaises à l’entrée d’une allée, sous un arbre face à un mur en briques partiellement effondré. Julius ne s’étonna pas, il connaissait l’endroit et il avait déjà joué au croisement. Beaucoup de gens passaient par ici car c’était le mieux situé des trois ponts du centre-ville. Julius se sentait mieux mais il suggéra à Sonny de débuter. (…)

 

Texte © : Daniel Léon. Toute reproduction interdite, même partielle.