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Le deuxième volet de mon roman Charlie n’est pas mort en vain – Le blues en héritage se poursuit et j’en suis désormais au chapitre 19. Autrement dit, la moitié est largement passée. Parmi des publications sous différentes formes sur ce site, je vous propose des extraits de cet ouvrage en cours de rédaction. Aujourd’hui, cap sur le chapitre 3. Julius vient de quitter Clarksdale pour suivre deux bluesmen itinérants jusqu’en Louisiane, où il espère toujours en apprendre plus sur ses origines. Nous retrouvons les protagonistes sur la route de Jackson, la capitale du Mississippi, du côté de Bentonia. Comme toujours, ce texte s’accompagne de quelques images qui ne seront pas nécessairement reproduites dans le livre.

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Main Street, Yazoo City, années 1930. © : Digital Commonwealth.

(…) Il tritura son menton avec son pouce et son index en se retournant vers les autres Blancs.
– Vous entendez, les gars, il était à Indianola… Et tu faisais quoi là-bas ?
– Ben de la musique, m’sieur, on est musiciens. C’est vrai m’sieur, j’vous jure, mes deux amis peuvent en témoigner. Regardez, on a nos instruments.
L’homme pencha la tête par la fenêtre arrière de la Buick et vit une guitare et un instrument qu’il n’identifia pas, la mandoline de Josiah…
– Ouais, je vois une guitare et un violon, s’ils sont là, c’est que vous devez savoir en jouer…
– C’est pas un violon, m’sieur, c’est une mandoline…
L’autre ne releva pas mais la tension monta d’un cran.
– On a quand même un problème. On va t’expliquer. Hier en fin d’après-midi, à la sortie de Yazoo City, pas loin du cimetière, on a retrouvé le vieux Jimmy Barber qui baignait dans son sang. À l’entrée de chez lui. Il avait reçu vingt-sept coups de couteau, son cœur était en lambeaux. Tu vas sûrement me dire que tu connais pas le vieux Jim. Bon, il avait soixante-neuf ans, il était né ici, il s’est occupé de son épicerie avec sa femme pendant quarante ans. Il faisait pas d’histoires, Jim, mais vous, les Blacks, vous l’aimiez pas trop. Parce que des fois, il voulait pas vous vendre certains produits, il en manquait et il les réservait aux Blancs. Ou il vous les vendait trop cher, que vous disiez… Mais bon sang c’est normal, non ? On est chez nous, non ? Bref, le vieux Jim, c’était un type plus respectable que vous tous réunis. Il bossait plus depuis trois ans, il était presque sourd, il marchait avec une canne. Le mec qui l’a troué, il avait pas le droit…

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Au centre, le bâtiment au toit vert abrite le bureau de police et la caserne de pompiers de Bentonia. © : The Frontline.

– M’sieur, s’il vous plaît, j’sais pas de…
– Attends, laisse-moi finir. Nous, on fait juste une enquête. On tourne dans les parages depuis hier soir à la recherche de cette crevure qu’on va pas laisser s’en tirer comme ça, hein ? On a des témoins, les voisins de Jim, des amis du shérif donc des gens de confiance. Du coup, on a un signalement.
Josiah était dépassé. Il semblait inconcevable qu’un autre homme puisse lui ressembler sur Terre. Alors il bondit sur la route et parvint à courir quelques mètres. Deux coups de feu claquèrent et il stoppa net en rentrant les épaules. Surpris de ne pas être mort, il se retourna. Le conducteur du pick-up avait dégainé son gros Smith & Wesson à une vitesse sidérante. Il avait tiré en l’air mais l’écho des détonations persista plusieurs secondes. Julius, qui s’apprêtait à prendre part à la conversation, se figea. L’homme reprit la parole en regardant ostensiblement Julius et Sonny. Il n’avait pas rengainé le revolver qui pendait dans sa main, et les autres avaient sauté du plateau. Josiah était revenu en traînant les pieds.
– Bien, on va emmener votre copain.
Josiah entendit et tenta encore de filer. Un Blanc le happa au vol, l’attira à lui et lui tira les bras en arrière. Un autre prit une corde épaisse et lui lia les mains derrière le dos. En serrant si fort que Josiah se mit à sauter en se tortillant et en jappant. Un passager lui donna coup de pied dans les fesses et il partit en avant. Sans mains pour amortir la chute, son visage heurta violemment le sol, et Julius vit un petit caillou blanc gicler et retomber en tournoyant. On releva Josiah qui saignait de la bouche pour le jeter sans ménagement sur le plateau du pick-up.

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Le Blue Front Cafe sert de cadre chaque année au Bentonia Blues Festival. © : Blues Festival Guide.

– On l’emmène à Bentonia voir le shérif. Il décidera si on doit ensuite le conduire à Yazoo City.
Sonny se décida enfin à ouvrir la bouche.
– Et nous ?
– Vous ? Vous devriez déjà être partis ! Filez, disparaissez avant qu’on change d’avis et qu’on vous emmène avec votre copain, on veut plus vous voir dans le comté !
Ils remontèrent dans le pick-up qui partit vers Bentonia. Sonnés, Julius et Sonny se concertèrent quelques instants, puis l’aîné des deux se ressaisit le premier.
– Faut pas rester là, s’ils nous retombent dessus ça va mal tourner aussi pour nous. Tiens, vas-y, conduis, j’ai besoin de réfléchir.
– Mais je vais où ?
– Pas à Bentonia en tout cas, trop risqué. Et vers le sud, y a plus de bled avant Jackson. On retourne à Yazoo City.
– Jackson n’est pas très loin, dans les soixante kilomètres je crois. On pourrait y aller…
– Surtout pas, c’est pas le même comté, on pourra rien faire pour Josiah, et j’veux pas laisser tomber Josiah…
Au moment d’ouvrir la portière de la Buick, Julius vit le petit caillou blanc projeté par Josiah. Sa forme lui sembla familière. Avec appréhension, il s’accroupit. Ce n’était pas un petit caillou blanc. Sans rien dire à Sonny déjà installé, il ramassa délicatement la dent unique de Josiah et l’enveloppa dans son mouchoir qu’il fourra dans sa poche. (…)

Texte © : Daniel Léon. Toute reproduction interdite, même partielle.