Nouvel article de ma rubrique qui s’arrête sur des mots et des expressions propres aux textes du blues, dont on ne trouve pas la traduction dans les dictionnaires traditionnels (*). Il s’agit essentiellement d’expliquer le sens de ces termes nés lors de la conception du blues, soit dans les années 1880, en les remettant dans le contexte des compositions des musiques afro-américaines. Je vous propose d’évoquer la formule C. C. rider, dont les origines sont en fait bien difficiles à déterminer. C. C. rider, c’est bien sûr d’abord une chanson, dont la première version enregistrée, sous le titre See see rider blues, est l’œuvre de Ma Rainey qui la grave le 16 octobre 1924 pour Paramount. Elle fait partie de ces chansons répondant au qualificatif « traditionnelle » (traditional) car on ignore qui l’a écrite. Mais il pourrait aussi s’agir d’une déclinaison de easy rider, et là, les choses se compliquent sérieusement, avec différentes versions, parfois contradictoires, qui se bousculent sur l’origine de la formule.
Et pour essayer de démêler l’écheveau, commençons par le commencement. Concernant donc C. C. rider, pour sa part, Debra Devi (voir discographie plus bas) remonte au XIXe siècle et suggère que le c. c. rider prenait les traits d’un cavalry corporal, un caporal de cavalerie de la guerre de Sécession (1861-1865). Un peu plus tard, plusieurs témoignages écrits nous ramènent au début des années 1870 au Texas (autour de la First United Methodist Church à Killeen) et nous disent qu’un c. c. rider est un country (ou county) rider, un pasteur itinérant sans chaire attitrée. Il existe suffisamment d’éléments fiables pour accorder du crédit à ces options, dans lesquelles il est principalement question de chevaux et de cavaliers, mais sans réel rapport avec la musique. Même si, sans doute, on sait déjà à cette époque que easy rider évoque une dame de petite vertu…
Mais au tournant des XIXe et XXe siècles, alors que le blues commence à se structurer, de nouveaux sens apparaissent pour ces expressions. D’aucuns évoquent la ligne de chemin de fer Colorado Central, dont Jean-Paul Levet, qui rappelle que le Texan Mance Lipscomb expliquait en 1973 (dans Fonctions sociales du blues, Parenthèses, 1999) : « Le train s’appelait C. C. Rider et [les paroles] disaient « Voici le vieux C. C. Rider », et ils ont commencé à mettre des mots là-dessus et à tout relier pour en faire une chanson. » Ceci est d’autant moins aberrant que la ligne, devenant Colorado and Southern Railway, sera prolongée à partir de 1898 au Texas, où vivait Lipscomb. Et on parle de plus en plus de la formule easy rider, qui ne serait autre qu’un musicien itinérant, probablement de blues, portant sa guitare dans le dos. Parallèlement, selon Robert Palmer dans Deep Blues (Viking, 1981) Gus Cannon, alors âgé de dix-sept ans, voit pour la première fois un musicien jouer de la guitare slide à Clarksdale, Mississippi, « vers 1900, peut-être un peu avant ».
En 1900, on ne parle pas encore de blues, mais ce guitariste du nom d’Alec ou Alex Lee interprète entre autres la chanson Poor boy long ways from home, qui d’un point de vue mélodique rappelle beaucoup See see rider blues, même si les termes easy et rider ne figurent pas dans les paroles. Bien avant de débuter leurs carrières personnelles, Big Bill Broonzy vers 1908 et Blind Lemon Jefferson dans les années 1910 l’auraient chantée avant Ma Rainey. En revanche, dès 1913, le compositeur populaire Shelton Brooks (vaudeville, ragtime, jazz) les utilise dans I wonder where my easy rider’s gone? : elle raconte l’histoire d’une femme qui joue aux courses hippiques pour un homme qui finalement s’enfuit avec l’argent… Et dans les enregistrements initiaux de blues, ces mots sont de plus en plus présents, et leur sens a désormais bien évolué pour désigner l’acte sexuel. Un(e) easy rider qualifie donc également une fille facile, une prostituée, mais il peut aussi s’agir d’un homme comme c’est le cas dans le texte de Ma Rainey (coécrit avec Lena Arant), voire un proxénète (pimp), enfin simplement une personne fainéante qui vit aux dépens de ses pairs !
See see rider blues sera reprise par des dizaines d’artistes de différents horizons, du blues au rock en passant par le jazz, le R&B, la pop… Dans un article en ligne dont je vous conseille la lecture, Blues Again met l’accent sur des reprises relativement récente. Ma propre sélection se composera donc davantage d’enregistrements historiques relatifs au thème du jour.
– Sara Martin, That free and easy papa o’mine, septembre 1923, OKeh. Une chanson sur un thème similaire, antérieure à celle de Ma Rainey.
– Bessie Smith, Rocking chair blues, 18 avril 1924, Columbia. Avant Ma Rainey gravait sa version plutôt salace…
– Ma Rainey, See see rider blues, 16 octobre 1924, Paramount. La fameuse version de Ma Rainey, bien sûr…
– Blind Lemon Jefferson, Easy rider blues, vers avril 1927. Très inspirée du I wonder where my easy rider’s gone? de Shelton Brooks de 1913.
– Ramblin’ Thomas, Poor boy blues, vers novembre 1928, Paramount.
– Tampa Red et Georgia Tom, Mama don’t allow no easy rider here, 4 septembre 1929, Vocalion. Une des versions les plus populaires… et les plus amusantes !
– Big Bill Broonzy, C. C. rider, 19 octobre 1934, ARC.
– Kansas City Kitty (pseudonyme de Mozelle Alderson), Mistreatin’ easy rider, 1er novembre 1934, Bluebird.
(*) Rubrique réalisée avec entre autres sources les archives de la Bibliothèque du Congrès à Washington et les livres Talkin’ that talk – Le langage du blues et du jazz de Jean-Paul Levet (Outre Mesure, 2010), Barrelhouse Words – A Blues Dialect Dictionary de Stephen Calt (University of Illinois Press, 2009) et The Language of the Blues: From Alcorub to Zuzu de Debra Devi (True Nature Records and Books, 2012).
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