Depuis 1983, le 28 octobre marque la Journée Internationale de la langue et de la culture créoles. La musique est une composante essentielle de cette culture, en Guadeloupe comme dans toute la Caraïbe, et j’aimerais m’y arrêter aujourd’hui, en m’essayant à des comparaisons (hasardeuses ?) avec le blues. Les origines de la musique caribéenne, mais aussi de l’Amérique du Nord et de la partie septentrionale de l’Amérique du Sud (principalement Brésil, Guyane, Surinam et dans une moindre mesure Venezuela), nous ramènent invariablement en Afrique. Les Grandes Antilles (Jamaïque, Porto Rico, Cuba et Hispaniola, qui intègre aujourd’hui Haïti et République dominicaine) furent pourtant d’abord colonisées par les Espagnols à la même époque, soit environ de 1495 à 1515. Dès cette période, et on l’oublie un peu de nos jours, l’Espagne fait venir des esclaves d’Afrique, car les conquérants causent la disparition rapide des populations locales du fait de l’esclavage et des maladies.
Les Espagnols furent également les premiers Européens à toucher terre aux Petites Antilles, dont la Guadeloupe et la Martinique, au tournant des XVe et XVIe siècles. Un bon siècle plus tard, à l’instar des futurs États-Unis, où le premier navire d’esclaves africains aborda en 1619 (lire mon article du 21 août 2019), la Guadeloupe ne deviendra toutefois possession française qu’au milieu des années 1635, au moment où la traite transatlantique connaît un fort développement. Même s’il est toujours difficile de dater précisément les origines de la musique guadeloupéenne, on peut estimer qu’elle correspond à l’arrivée des premiers esclaves africains. Et je ne peux me priver de faire un parallèle avec le blues aux États-Unis, aux origines similaires, car cette musique primale, quasi tribale, a bien un dénominateur commun, la percussion africaine.
Aux États-Unis, on parle de tambour, de drum (un terme qui demeure, car batterie se traduit par drums, au pluriel). En Guadeloupe, on parle de ka, et de préférence de gwo ka (ou gwoka). L’essence. Et la fondation. Sur laquelle tout va se construire. Rien ne fut pourtant facile. Poursuivons notre parallèle. En Amérique, dans les plantations esclavagistes, on interdit les tambours pour éviter toute communication entre esclaves. En Guadeloupe, le triste et féodal Code noir, qui prend effet en 1685, a des règles proches, tout en étant plus permissif pour l’usage des percussions. Et il en faut plus pour entraver la propagation des traditions musicales des esclaves africains. Eux aussi trouvent leurs codes. En Amérique, ce sont les field hollers (lire mon article du 2 octobre 2021), les « cris des champs », véritables incantations, j’ose écrire obsécrations, qui transmettent cet art. En Guadeloupe, et nous en venons au créole, un autre langage va naître avec les sept rythmes du gwo ka, en particulier le graj et surtout le padjanbèl, là aussi pour rythmer le travail des champs en espérant des jours meilleurs…
Désormais, le créole ne quittera plus la musique guadeloupéenne, même si le français garde une place significative, tout comme le blues restera associé à l’anglais, mais un anglais dont les doubles sens et les métaphores sont souvent hermétiques aux Blancs… En outre, l’abolition de l’esclavage en 1848 va favoriser l’émergence et la créolisation de nouveaux genres. C’est ainsi le cas du quadrille, au départ une danse française « de salon » que les artistes guadeloupéens vont réadapter et réarranger à merveille, et dont la popularité ne se dément pas aujourd’hui dans l’archipel. D’ailleurs, les musiques guadeloupéennes se distinguent car elles sont aussi des danses. Je vous conseille vivement la lecture de l’article « Les quadrilles de la Caraïbe » par Dominique Cyrille pour la médiathèque Caraïbe, très complet, bien documenté et agrémenté de nombreux extraits vidéo.
Impossible bien entendu de ne pas citer la biguine, dont j’ai souvent parlé ici. Une fois encore, ses germes percèrent la terre au moment de l’abolition de l’esclavage. Exemple de la culture créole, notamment au niveau de la danse, elle va évoluer instrumentalement et structurellement. Toujours sur la base du ka, mais aussi de la polka qui lui donne son originalité, elle va s’enrichir et s’épaissir d’instruments plus modernes (le violon, alors très usité, se raréfie) dont le banjo, la guitare et surtout des cuivres comme le saxophone, la clarinette et la trompette, mais sans délaisser ce rythme dansant et chaloupé qui l’habite depuis ses débuts. Pendant ce temps, le 26 février 1917, l’Original Dixieland Jass Band, un groupe de La Nouvelle-Orléans, enregistre à New York le premier disque de jazz de l’histoire. Peu après, bien des musiciens guadeloupéens s’installeront à Paris, où ils populariseront la biguine, dont de nombreux spécialistes admettent désormais qu’elle influença cette première forme du jazz. Pour en savoir plus, je vous suggère la vidéo « La biguine, une histoire créole » de Bertrand Dicale, commissaire de l’exposition Traces de musicales de l’esclavage à la Sacem (lire mon article du 25 mai 2021).
Aujourd’hui protéiforme, la musique guadeloupéenne s’inscrit dans la pluralité des musiques caribéennes, et nul ne s’en plaindra. Dès les années 1960, les maîtres tambouyés la sortiront de sa ruralité pour élargir sa reconnaissance. Plus près de nous, elle s’inspire d’autres genres comme la kadans et le kompa venus d’Haïti, ou bien du hip-hop dans ses versions les plus actuelles, l’emploi du créole ne se démentant jamais. Et comme le blues, son âme subsiste. Elle ne renie ni ne trahit ses origines et encore moins son identité ni sa créolité, et de ce point de vue, le zouk doit être cité en exemple. Quand des artistes guadeloupéens et martiniquais formèrent le groupe Kassav’ en 1979, ils ne s’imaginaient pas en ambassadeurs planétaires d’une musique qui continue de marquer notre époque. Quoique, le regretté Jacob Desvarieux, avec son jeu de guitare tranchant et sa voix expressive, savait sans doute mieux que quiconque combien zouk et blues sont proches. Il savait sans doute aussi que le gwo ka, émanation de la percussion africaine, incarne depuis quelque quatre siècles le battement de notre cœur, le rythme de notre vie. Actuellement, le magnifique trio Delgres, emmené par un Marie-Galantais de naissance, unit sans doute mieux que quiconque le blues et le créole. Bref, comme le blues, la musique guadeloupéenne a encore de très longues et belles années à vivre.
Mais rien ne vaut l’écoute de ces musiques. Voici donc une sélection de douze chansons en rapport avec cet article.
– Livery stable blues par l’Original Dixieland Jass Band, le premier jazz de l’histoire !
– Ce biguine par Alain Jean-Marie, Robert Mavounzy et Manuela Pioche.
– Roule roule a zote par Robert Mavounzy.
– Lekol la par Marcel Lollia dit « Vélo ».
– On bel costume par Manuela Pioche.
– Hambone blues par Mighty Mo Rodgers, bluesman très attaché à la percussion africaine.
– La résonance d’un maître ka, film de Guy Laval et Cyril Bordy sur un autre maître tambouyé, Guy Konkèt.
– Roule bosse a ou par Les Rapaces de Guadeloupe.
– Mwen diw awa par Kassav’.
– Mmen sé la biguine par Rony Théophile.
– Sink ‘em low par Ranky Tanky, chanson tirée de l’esclavage.
– Mo jodi par Delgres.
À voir aussi, les dix épisodes de la série « La fabuleuse histoire de la musique guadeloupéenne » de Miguel Octave.
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