© : Little Village.

Je me souviendrai toujours de ce concert de Diunna Greenleaf, que je découvrais alors, le 14 mars 2008 lors du festival À Vaulx Jazz. Entourée de son excellent groupe Blue Mercy, qui comprend un guitariste ahurissant, Jonn del Toro Richardson, la Texane délivre un show hallucinant. Voix magnifique, sens consommé de la scène, énergie à revendre, elle emporte tout sur son passage. Près de quinze ans plus tard, Diunna tient désormais une place de choix parmi les plus grandes chanteuses de blues actuelles, ce dont témoignent ses prestations scéniques comme ses disques. Et justement, elle a sorti cette année chez Little Village l’album « I Ain’t Playin’ », là encore avec des musiciens de haut niveau (voir ma chronique plus bas) et Kid Andersen à la production. Blues, soul, gospel, Diunna sait tout chanter avec la même ferveur, et son album, sachant que les précédents étaient déjà réussis, est sans doute son meilleur, dont voici deux extraits, Let me cry et Answer to the hard working woman. Comme souvent, je joins à cet article le texte de ma chronique parue dans le numéro 247 de Soul Bag, mais aussi mon interview de Diunna publiée dans le même numéro

Jonn del Toro Richardson et Diunna Greenleaf, festival À Vaulx Jazz, Vaulx-en-Velin, 14 mars 2008. © : PiR Photos.

DIUNNA GREENLEAF
I AIN’T PLAYIN’
BLUES MULTIPLE
Longtemps prise par des tâches associatives dans le blues, Diunna Greenleaf a débuté sa carrière discographique relativement tard, en 2004. Ses trois premiers albums étaient déjà excellents, mais on savait cette superbe chanteuse capable de nous sortir un disque qui ferait date. Ce sera donc chez Little Village. Il faut croire que les planètes se sont alignées en faveur de ce « I Ain’t Playin’ », tout comme les satellites qui gravitent autour de la dame : Kid Andersen (guitare et bien sûr production), Jerry Jemmott (basse), Jim Pugh (claviers), Derrick « D’mar » Martin (batterie), sans oublier une section de cuivres étoffée (trombone, saxo, trompette) et des invités comme Sax Gordon et Alabama Mike. Les arrangements sont somptueux, apportent beaucoup de relief et donnent la sensation que l’on est présent sur place, entouré des musiciens (Never trust a man, I wish I knew how it would feel to be free, I don’t care, Damned if I do). Dès lors, ainsi « mise en condition », Diunna peut étaler toute sa palette vocale (voix contenue sur Running like the Red Cross souligné de chœurs, maturité vocale sur le soul blues If it wasn’t for the blues, registre jazzy avec Sunny day friends sur lequel elle s’essaie au scat, rage sur Damned if I do, ampleur et tension sur le blues lent Let me cry…). C’est bien simple, Diunna Greenleaf fait ce qu’elle veut ! Et n’oublions pas ses compositions bien écrites, notamment l’amusant Answer to the hard working woman, et Sunny day friends qui se veut porteur d’espoir. En passant avec une totale maîtrise du blues à la soul et au gospel en faisant même un petit détour par le jazz, Diunna Greenleaf et ses accompagnateurs signent tout bonnement un disque étourdissant.
© : Daniel Léon / Soul Bag.

En 2017, aux Blues Music Awards. © : Jay Skolnick.

DIUNNA GREENLEAF
LE SON DE SON HISTOIRE
Il importe désormais d’attribuer à Diunna Greenleaf la place qu’elle mérite sur l’échiquier du blues. Celle d’une reine, qui fait aujourd’hui partie des chanteuses les plus impressionnantes en activité. Un reine qui sait tout chanter, un talent rare. Créative, éclectique, réfléchie, impliquée dans tous les aspects qui touchent sa musique, la Texane vient de sortir un album de haut vol chez Little Village, « I Ain’t Playin’ ». Retour sur son parcours.

Diunna Greenleaf a relativement peu enregistré, et seulement à partir du milieu des années 2000. Car avant cela, elle a servi la cause du blues en dirigeant des institutions, en organisant un festival, en s’engageant dans le programme Blues in the Schools. Bien plus tôt, dès son enfance dans les années 1960, elle a grandi au contact du gospel avant de découvrir le blues, la soul, le jazz. Quand on l’a découverte en France en 2007, elle a tout emporté sur son passage avec son charisme, sa présence scénique et bien sûr sa voix ultrapuissante. Mais sur disque, dès son troisième album, on s’aperçoit que son registre vocal très étendu va bien au-delà d’un blues brutal et rageur, c’est manifeste sur son précédent CD, « Tryin’ To Hold On ». Mais l’album, remarquable, sorti sur son propre label, n’aura pas l’écho dont il était pourtant digne. Onze ans plus tard, elle en propose un autre qui fera date. Loin de ses concerts souvent incendiaires, Diunna s’exprime lentement, posément, avec justesse et soucieuse de convaincre qu’elle défend un art essentiel.

Tout d’abord, comment allez-vous ? Et parlez-nous de vos origines…

Oh, ça va plutôt bien, merci, même si j’ai un peu mal à la gorge car le temps n’arrête pas de changer ici, pourtant, normalement, il fait chaud dans la région. Sinon, je viens de Houston, Texas, où mon père, coach vocal pour les jeunes, m’a appris à chanter du gospel. Bien sûr, ça date, et quand il a commencé j’étais très jeune. Il a eu des étudiants très connus comme Johnnie Taylor et Sam Cooke. J’ai également une sœur aînée qui a chanté à l’église pendant de très longues années, et j’entends par là dans les soixante ans, et elle continue… Ma sœur cadette jouait du piano, de l’orgue, du saxophone, de l’harmonica et du piccolo, mais elle nous a malheureusement quittés en 2005. En fait, je ne me souviens pas vraiment de mes débuts car mes parents faisaient du gospel et j’ai grandi avec ça, j’ai très vite chanté dans des chorales à l’église.

En 2010. © : DC Blues Society.

Comment s’est passée votre jeunesse ?

Je fus la première enfant noire admise dans mon école primaire, je vous laisse imaginer, j’ai vécu quelques moments difficiles, pas avec les enfants, plutôt avec leurs parents.

Quelles musiques écoutiez-vous dans l’enfance et l’adolescence ?

Toutes sortes de musiques, mais essentiellement du gospel que j’entendais tout le temps, les Soul Stirrers, les Sensational Nightingales, les Swan Silvertones, et des chanteuses comme Mahalia Jackson, Sister Rosetta Tharpe, qui était aussi des amies de mon père. J’ai également découvert le blues assez tôt, car certains bluesmen faisaient du gospel, ou bien l’inverse, mais nos parents nous laissaient acheter des disques de différents styles. J’ai ainsi découvert des artistes comme Muddy Waters et Howlin’ Wolf.

Pensiez-vous alors faire carrière dans la musique ?

Non, j’allais à l’école et je souhaitais suivre des études supérieures, mes parents ont beaucoup insisté pour que je bénéficie d’une éducation de bon niveau. J’ai eu un diplôme à l’université, une maîtrise en communication de masse car je voulais informer le plus grand nombre de l’évolution de la situation dans le monde, particulièrement celle de mon peuple.

Comment êtes-vous venue à la musique ?

Mes parents voulaient que je chante à condition de faire des études, ils estimaient que cela me servirait pour me faire une place. J’ai commencé à chanter en public après le décès de mon père, ma mère m’a suggéré de passer une audition durant laquelle elle m’accompagnerait car j’hésitais un peu. Je me suis dit que ce serait une façon de leur rendre tout ce qu’ils m’avaient donné.

© : Soul Express

Votre implication s’exprime à différents niveaux : présidente de la Houston Blues Society, productrice du Willie Mae Thornton Blues Festival, fondatrice du Houston Blues Society Founders Day, enseignante au Blues in the Schools Program. C’est important pour vous ?

Oh oui, j’ai fait ça car j’estime que le blues tient également une place importante dans notre histoire. Cela devait être fait. Personne ne s’y était vraiment employé au Texas, je voulais que les bluesmen soient fiers de ce qu’ils ont créé, et que l’on comprenne comment ils ont échafaudé cela. Car bien des gens investis aujourd’hui dans le blues ne sont pas des Noirs. Ce sont les règles de l’industrie musicale, et si on regarde la plupart des scènes, nous avons de très bons artistes de blues. Mais le public n’a pas l’opportunité de les voir ou de les entendre à grande échelle, car les agents, quand ils font venir des artistes noirs, ne les paient pas toujours bien…

Vous êtes donc attachée à l’histoire et à la culture de votre musique ?

Oui, j’ai toujours considéré cette histoire de notre musique, j’en ai toujours fait partie, mais je m’intéresse aussi à son futur. Une chose est certaine, nous n’avons pas assez de prise sur la partie business, ne serait-ce qu’au niveau des agences. Vous connaissez beaucoup d’agences aux mains de Noirs ? Non, il n’y en a pas ! Et ce n’est guère mieux du côté des labels. Le problème réside bien là. Parfois, les agences font des promesses dans notre sens mais ils les tiennent rarement.

La victoire à l’International Blues Challenge en 2005 fut une nouvelle étape ?

Effectivement, même si dans un premier temps, je ne tenais pas tellement à y aller, mais le groupe le souhaitait. Finalement nous avons gagné, même si Joey Gilmore a d’abord été déclaré vainqueur et nous deuxièmes. Mais on nous a ensuite informés d’une irrégularité (1), Joey a été disqualifié et nous avons pris la première place.

En 2017 avec Christone « Kingfish » Ingram au Jazz Club Étoile, Paris.© : J-M Rock’n’Blues.

Comment ça se passe à Houston, qu’en est-il de la scène ?

Oh mon Dieu… Je vis dans un quartier de Houston qui s’appelle Humble, au nord. Le climat me va car je suis très frileuse, je crains le froid. J’aime visiter des endroits où il fait froid, mais je dois toujours revenir là où j’ai chaud (rires). Concernant la scène locale, je me demandais toujours si des jeunes continueraient à faire du blues. Mais je participe depuis longtemps au programme Blues in the Schools, et j’ai constaté qu’il existait bien des jeunes désireux de jouer du blues, de le découvrir, ils venaient vers moi pour poser des questions. À mon époque, c’était différent, nous n’avions pas de tels programmes, maintenant nous pouvons réellement nous occuper des élèves, les suivre, leur apporter ce dont ils ont besoin. On en trouve aussi qui ne connaissent pas le blues, mais quand ils nous entendent en jouer, ils adorent vraiment ça, surtout qu’ils n’ont pas l’occasion d’en entendre à la radio.

Venons à votre dernier CD, « I Ain’t Playin’ », pourquoi ce titre ?

Je ne joue pas, c’est très sérieux, c’est mon tour, je suis fatiguée d’être oppressée ou rejetée car je n’ai pas d’agent. C’est parce que  je veux que l’on soit correct avec moi. On m’avait fait des propositions en vue de ce disque il y a déjà pas mal de temps, mais elles différaient de celles d’autres artistes.

La gestation fut longue…

Otis Clay devait chanter sur une partie, mais quinze jours avant de venir, il est mort (en 2016). Plus tard, Mike Ledbetter devait le remplacer, mais il est également décédé (en 2019), d’épilepsie chez lui. J’étais donc extrêmement déterminée. Les gérants de Little Village m’ont approchée, pour eux ce disque aurait dû sortir depuis longtemps. J’ai demandé qui était impliqué. Il y avait Kid Andersen, j’ai dit « OK, j’aime Kid », Jim Pugh, j’ai dit « OK, j’aime Jim Pugh », D’mar (le batteur Derrick « D’mar » Martin), j’ai dit « OK, j’aime D’mar » (éclats de rire)… Quand ils ont ajouté que le bassiste Jerry Jemmott (2) voulait travailler avec moi, je n’y croyais pas, j’ai hurlé de joie, j’écoutais Jerry dès mon adolescence ! Je leur ai dit « oui, oui, je suis d’accord ! » »

Votre voix vous permet de tout chanter…

Je tiens ça de ma mère, elle pouvait réellement tout chanter, c’était une chanteuse absolument merveilleuse. Mon père était connu car il enseignait le chant, faisait partie d’un groupe de gospel, fréquentait de nombreux artistes à Houston… Mais ma mère, on ne connaissait pas aussi bien sa voix magnifique, elle ne chantait qu’à l’église et à la maison pour nous. On lui demandait de chanter une chanson, elle la chantait, puis une autre, elle le faisait aussi. Elle ne manquait pas de talent.

En écoutant, avec cette production et ces arrangements, j’ai eu la sensation d’être en studio avec les musiciens, comment faites-vous ?

Je recherchais ça, ce fut une belle expérience mais je tiens à dire quelque chose : nous avons enregistré toutes les chansons en une seule prise, hormis deux d’entre elles. D’abord Running like the Red Cross, que j’avais interprétée en 2020 pour le 150e anniversaire de la Croix-Rouge britannique, mais je ne l’avais jamais enregistrée. Je l’ai écrite avant le passage de l’ouragan Harvey en 2017, j’ai été inondée et mes carnets ont été détruits. Il existait deux ou trois versions de la chanson, j’ai dû la chanter de mémoire et je ne me souvenais que d’un vers… Sur Answer of a hard working woman, j’ai eu un peu de mal à écrire sur ce thème, celui d’une femme qui travaille trop pour prendre soin de son homme. Mais je suis ravie du travail accompli avec Kid, évidemment pour la partie musicale. Jerry Jemmott m’a aussi encouragé, en m’expliquant que la réponse suggérée dans le titre était humoristique, mais que c’était une bonne chanson, qu’il fallait la faire.

En 2022 au Lucerne Blues Festival, avec Kid Andersen, Cristiano Crochemore, Jerry Portnoy, Rick Estrin, Marcelo Naves, Derwin Daniels, Diunna Greenleaf, Jerry Jemmott… © : Aigars Lapsa.

On trouve aussi Sunny day friends et Back door man, ce sont vos chansons, on les connaît déjà…

Oui, je les ai enregistrées sur mon précédent CD « Tryin’ To Hold On », qui date de onze ans. Mais je voulais les refaire autrement, par exemple Sunny day friends est dans un registre plus jazzy, pour que les gens ressentent la polyvalence de ma musique. Pour les autres chansons, je souhaitais mettre en lumière de grands artistes de Houston, comme Joe Medwick et Johnny Copeland. Johnny était un très bon ami, quand il était vraiment malade, j’ai chanté pour lui à plusieurs reprises ici, je voulais une de ses chansons sur ce CD. Noel Hayes (producteur exécutif) a aussi joué un rôle important dans le choix des chansons, il savait que je pouvais les interpréter mais il a aussi voulu que les autres les connaissent. J’ai un public qui me suit pour le jazz, un autre pour le gospel, un troisième pour le blues, ce que certains ignorent.

Avec votre maîtrise de différents styles, comment qualifier votre musique ?

(Longue réflexion) C’est la musique des gens, de celles et ceux qui travaillent tous les jours.

Que ressentez-vous ?

Ce fut un soulagement de finir ce CD car tout ne fut pas toujours facile avec la pandémie et ma sœur qui souffrait d’un cancer. Toujours sortir avec un masque, mettre des gants, oh mon Dieu… Alors oui, je suis contente du résultat, d’autant, alors qu’il n’est pas encore disponible à la vente (3), il est déjà numéro 1 dans plusieurs classements… numéro 1 avant même d’être officiellement sorti ! Ce fut vraiment un choc, je n’en revenais pas, mais ça me rend tellement heureuse.

(1). On ne peut participer à l’IBC si on a enregistré un disque au niveau national dans les dix ans précédant l’événement. Or, Gilmore avait réalisé pour Ichiban l’album « Just Call Me Joey » neuf mois et demi plus tôt. Il reviendra en 2006 et l’emportera, cette fois sans discussion.
(2). Né en 1946, ce bassiste de studio très réputé accompagna dans les années 1960 et 1970 les plus grands du blues, de la soul, du funk, du jazz, dont King Curtis, Nina Simone, Aretha Franklin, Freddie Hubbard, George Benson, Wilson Pickett, Gil Scott-Heron, Ben E. King, Archie Shepp et B.B. King ! Il continue son activité de musicien de session tout en menant une carrière solo depuis les années 1990.
(3) Cet entretien a été réalisé le 7 avril 2022, un mois et demi avant la sortie officielle du CD, le 22 mai.