Nouvel article de ma rubrique qui s’arrête sur des mots et des expressions propres aux textes du blues, dont on ne trouve pas la traduction dans les dictionnaires traditionnels (*). Il s’agit essentiellement d’expliquer le sens de ces termes nés lors de la conception du blues, soit dans les années 1880, en les remettant dans le contexte des compositions des musiques afro-américaines. Aujourd’hui, arrêtons sur la formule back door man, à l’origine d’une chanson écrite par Willie Dixon et enregistrée pour la première fois par Howlin’ Wolf en juin 1960, Back door man. Ce standard absolu du blues étendra encore davantage sa popularité grâce aux reprises de groupes de rock, en particulier par les Doors qui nous en laissent des versions hallucinées, sur disque mais encore plus sur scène.
Pour une fois, pas de formule elliptique qui exige un « décorticage » en règle pour en comprendre les différents sens. Le back door man, c’est tout simplement l’homme de la porte de derrière, l’amant qui s’invite chez la femme infidèle pendant l’absence du mari avant donc de déguerpir par cette fameuse porte de derrière ! Au-delà du blues, on pourrait même penser d’emblée à du vaudeville, ce qui nous conduit quelques siècles en arrière. Les premières chansons de vaudeville, à caractère grivois au même titre que Back door man, datent en effet du Moyen Âge, aux XIVe et XVe siècles. Au XVIIIe siècle, ces chansons évoluent progressivement vers de petites pièces de théâtre, comédies propices aux rebondissements et autres quiproquos avec scènes d’adultère et portes qui claquent. Certes, les pionniers du blues et Willie Dixon n’ont pas puisé leur inspiration dans ces traditions européennes, tout comme le Vaudeville Blues américain, autre nom du blues classique féminin des années 1920, mais le parallèle méritait d’être fait.
Concernant la langue dite de Shakespeare, on trouve la formule au XVIIe siècle dans un proverbe anglais cité par John Ray dans A Collection of English Proverbs (J. Hayes, 1678) : « Une belle femme avec une porte de derrière transformera vite un homme riche en un pauvre. » Chez les Afro-Américains, elle trouve peut-être ses origines avant l’abolition de l’esclavage en 1865, mais elle est assurément présente au tournant des XIXe et XXe siècles, quand apparaissent les premiers bluesmen, même si on ne les appelle pas encore ainsi. Mais dans les régions rurales du Sud, ces musiciens itinérants ne laissent pas les femmes indifférentes. Dans Blues From the Delta (Da Capo, 1984), William Ferris relate que Bill Broonzy se souvenait de bluesmen bien connus appelés sweet back papas (à peu près « gentils papas de derrière »), fiers de gagner leur vie grâce à leur musique et aux cadeaux de leurs admiratrices féminines, sans toutefois préciser la nature desdits cadeaux…
Friands d’un tel thème à connotation sexuelle, les pionniers du blues intègrent rapidement ce thème à leurs chansons dans les années 1920 et 1930, comme Sara Martin (avec Sylvester Weaver) dans Strange lovin’ blues mi-mars 1925, Seth Richard dans Skoodeldum blues le 15 mai 1928, Bo Carter dans Pigmeat is what I crave le 5 juin 1931 ou encore Blind Boy Fuller dans If you see my pigmeat le 12 juillet 1937. En 1942, Alan Lomax enregistre David « Honeyboy »Edwards dont il rapporte aussi ce témoignage dans The Land Where the Blues Began (The New Press, 1993) : « Un musicien aime deux choses, le whisky et les femmes. Et les femmes nous préfèrent aux ouvriers normaux. » Quand les Doors reprendront Back door mansur leur premier album en 1967, une interprétation vulgaire sera associée à la chanson, a shot in the back door signifiant une sodomie, mais dans une interview accordée à Debra Devi (référence en note), Hubert Sumlin, le guitariste de Howlin’ Wolf, précisera que ce n’était pas l’esprit de l’auteur : « Non, ça n’a rien à voir. Je sais que des gens imaginent ça, mais si on écoute attentivement toute la chanson, on s’aperçoit qu’il s’agit d’autre chose. C’est quand on est au fond du trou, qu’il faut se sortir d’une sale situation. Voilà ce qui arrive à Wolf, il s’est fait surprendre dans cette maison et il doit filer. »
Comme à l’accoutumée, voici maintenant pour écoute une sélection de chansons en rapport avec le contenu de cet article.
– Strange lovin’ blues par Sara Martin en 1925.
– Skoodeldum blues par Seth Richard en 1928.
– Pigmeat is what I crave par Bo Carter en 1931.
– If you see my pigmeat par Blind Boy Fuller en 1937.
– Back door man par Howlin’ Wolf en 1960.
– Back door friend par Lightnin’ Hopkins en 1965.
– Back door man par les Doors en 1969.
(*) Rubrique réalisée avec entre autres sources les archives de la Bibliothèque du Congrès à Washington et les livres Talkin’ that talk – Le langage du blues et du jazz de Jean-Paul Levet (Outre Mesure, 2010), Barrelhouse Words – A Blues Dialect Dictionary de Stephen Calt (University of Illinois Press, 2009) et The Language of the Blues: From Alcorub to Zuzu de Debra Devi (True Nature Records and Books, 2012).
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