Farish Street en 1947. © : Ole Miss.

Maxwell Street à Chicago, Fourth Ward à Houston, Beale Street à Memphis, Black Bottom à Détroit, Tremé à La Nouvelle-Orléans… On connaît ces quartiers historiques où le blues connut un fort développement dans les grandes villes américaines. Malheureusement, généralement à la fin du XXe siècle, la plupart de ces hauts lieux des traditions musicales afro-américaines furent abandonnés ou firent l’objet de réhabilitations pas franchement heureuses. À Jackson, la capitale du Mississippi, Farish Street fait partie de ces sites où s’installèrent les Noirs, durant la Reconstruction qui succéda à la guerre de Sécession et par là-même à l’esclavage. Pour échapper à la ségrégation et aux systèmes d’exploitation comme le métayage, ils formèrent des communautés relativement autonomes inimaginables dans les régions rurales. Il ne faut toutefois pas les confondre avec les ghettos qui apparurent plus tard au XXe siècle avec les grands mouvements migratoires des Afro-Américains des États du sud vers ceux du nord.

Jackson dans les années 1890. © : Mississippi Department of Archives and History.

D’ailleurs, Farish Street n’est pas à l’écart du centre-ville de Jackson qu’elle coupe quasiment en deux du nord au sud (North Farish Street et South Farish Street). Les prémices de la fondation d’une communauté afro-américaine à Jackson datent des années 1860, avant la fin de la guerre de Sécession, ce qui en fait une des plus anciennes du pays. Après l’instauration des lois ségrégationnistes dites « Jim Crow » en 1877, ses membres se rassemblent progressivement autour de Farish Street, et en 1883, le Jackson College, une importante université noire, prend place au carrefour de Griffith Street : elle changera ensuite de lieu et deviendra en 1974 l’université d’État de Jackson. À l’origine destinée aux descendants d’esclaves, la communauté de Farish Street va parvenir à s’organiser en dépit de la ségrégation.

© : City of Clarksdale.

En effet, à partir de 1890, des Afro-Américains issus de la classe moyenne qui viennent dans le quartier sont propriétaires de leurs maisons, mais aussi gérants de leurs affaires, des commerces, des lieux de divertissement, des services comme la santé, les hôtels, les banques, etc. Une autonomie peu courante, même dans les autres communautés noires du pays. Cette prospérité va perdurer, et dans les années 1930, Farish Street, surnommée la Black Mecca (la « Mecque noire »), n’est autre que la plus importante communauté afro-américaine du Mississippi. Après la Seconde Guerre mondiale, elle est également au centre de la lutte contre les droits civiques avec le « Jackson Movement », qui compte quelques représentants célèbres. Ainsi, au carrefour de Farish et Capitol, le chirurgien-dentiste A.H. McCoy fut le président de la section locale de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), ce qui lui valut de nombreuses pressions, menaces et attaques contre ses locaux. Quant à l’activiste Medgar Evers, qui occupa le poste de secrétaire de la même NAACP à partir de 1954 dans un bureau situé au 507 North Farish Street, il fut assassiné non loin de là le 12 juin 1963…

© : Mississippi Blues Travellers.

Un lent déclin s’initie ensuite. Divers projets seront envisagés pour une réhabilitation, d’abord avec l’inscription du Farish Street Historical District sur la liste du National Register of Historic Places, l’équivalent de nos Monuments historiques. La création en 1984 du Smith Robertson Museum dans les locaux de la première école noire de la ville sur Bloom Street à seulement 100 mètres de Farish Street, ou encore la réouverture en 1997 du fameux Alamo Theatre (333 North Farish Street), ne suffiront pourtant pas. Lors de notre passage en 2011, les maisons inhabitées et décrépites alignées dans la rue démontraient l’état pitoyable des lieux. Deux ans plus tard, elles seront rasées. Aux dernières nouvelles qui remontent à 2014, et selon le ministère du Logement et du Développement urbain, « les fonds fédéraux pour le projet ont été mal utilisés et la municipalité de Jackson n’en fait plus une priorité ». Amen.

© : Wikimedia Commons.

Tout cela est certes regrettable, d’autant que l’histoire du blues à Farish Street est riche et captivante. D’ailleurs, au tournant des XIXe et XXe siècles, bien avant les premiers enregistrements de cette musique, les travailleurs des régions rurales viennent se distraire dans les nombreux clubs du quartier. Ensuite, bien entendu, les bluesmen convergent de plus en plus souvent vers Farish Street où ils trouvent facilement des engagements. En 1926, au 225 North Farish Street, l’homme d’affaires H.C. Speir ouvre un magasin de disques et sert de découvreur de talents pour les principales marques de race records (OKeh, Victor, Gennett, Columbia, Vocalion, Decca, Paramount), qui s’intéressent au marché représenté par les bluesmen ruraux. Durant dix ans, il est ainsi à l’origine d’enregistrements d’artistes de la stature d’Ishman Bracey, Tommy Johnson, Charlie Patton, Son House, Skip James, Robert Johnson, Bo Carter, Willie Brown, des Mississippi Sheiks, de Blind Roosevelt Graves, de Robert Wilkins…

Les maisons de Farish Street en 1979, alors que l’on envisageait leur restauration. © : Ole Miss.

Plus tard, en 1949, à deux pas, au 241 North Farish Street, un jeune vendeur de disques du nom de Johnny Vincent achète un magasin de juke-boxes, grâce auxquels il se rend compte du potentiel des bluesmen. Il décide de fonder un label qui ne durera pas longtemps, Champion, mais pour lequel enregistre néanmoins le chanteur-guitariste Arthur « Big Boy » Crudup en 1952. Après avoir travaillé pour Art Rupe (notre article du 24 avril 2022) chez Specialty, il lance en 1955 Ace Records, sur Capitol Street à l’ouest de Farish Street. Entre-temps, le 3 avril 1950, à la radio WRBC au 309 Farish Street, Lillian McMurry lance Trumpet Records, sur lequel Sonny Boy Williamson II et Elmore James, comme d’autres artistes de blues et de gospel, feront leurs débuts discographiques, mais nous y revenons dans un article du 10 avril 2022. Enfin, bien avant de s’installer au 333 North Farish Street en 1949, le futur Alamo Theatre occupa un site dès 1915 au 134 de la même rue, puis sur West Armite Street en 1942, toujours dans le quartier. Salle de vaudeville et cinéma, il finit par se dédier aux concerts de musicaux de jazz, de gospel et bien sûr de blues. L’Alamo reste hélas le dernier vestige de l’âge d’or du blues sur Farish Street.

Les maisons de Farish Street en 2013 après leur destruction. © : Ole Miss.

Voici maintenant notre sélection de chansons en écoute.
Saturday blues en 1928 par Ishman Bracey.
M & O blues en 1930 par Willie Brown.
Eyesight to the blind en 1951 par Sonny Boy Williamson II.
Catfish blues en 1951 par Elmo (Elmore) James.
Everybody’s fishing en 1951 par Willie Love and his Three Aces.
My baby boogies all the time en 1952 par Arthur « Big Boy » Crudup.
Walkin’ the backstreets and cryin’ en 2000 par Eddie Cotton Jr. En public à l’Alamo Theatre.
Using me to hurt me en 2008 par Cadillac George Harris, représentant méconnu de la scène de Jackson.
Funny how time slips away en 2018 par Dorothy Moore, qui se produisit durant des années à l’Alamo Theatre.

 

© : Mississippi Free Press.