© : Bill Fisher / Facebook.

À la fin des années 1920, les principales compagnies discographiques des grandes villes du nord des États-Unis s’intéressent de plus en plus aux bluesmen ruraux. Faute de les faire venir, ce qui serait complexe et surtout coûteux, ils préfèrent détacher des « envoyés spéciaux », ou faire appel à des talent scouts, des découvreurs de talents qui se trouvent sur place ou non loin des lieux de résidence des bluesmen. Mais les États sudistes ne disposent pas de studios d’enregistrement modernes comme c’est le cas à Chicago ou à New York, par exemple. Dès lors, il faut improviser et ils œuvrent souvent dans de grands hôtels, dont les chambres présentent notamment l’avantage d’être bien insonorisées. Les frais sont en outre moindres, car, outre les distances réduites, avec la ségrégation les bluesmen afro-américains ne sont évidemment pas logés dans les hôtels d’un tel standing…

Les troupes de l’Union incendient le Confederate House Hotel le 15 mai 1863. Harper’s Weekly, 20 juin 1863 © : Mississippians in the Confederate Army.

Parmi ces hôtels, le Peabody à Memphis est probablement le plus connu, mais le St. Charles à La Nouvelle-Orléans vit également passer d’importants pionniers. Bien entendu, un peu plus tard, impossible de ne pas citer l’hôtel Gunter à San Antonio, Texas, où Robert Johnson réalisa ses premiers enregistrements en 1936. À Jackson, capitale du Mississippi et plaque tournante du Deep South par sa position géographique, l’hôtel Edwards accueillit plusieurs séances essentielles au tournant des années 1920 et 1930. Avant cela, un premier établissement est construit sur le site en 1861, le Confederate House Hotel. Bien placé au carrefour de Capitol et Mill Street, à proximité de la gare, il est très fréquenté. Mais il ne reste pas debout très longtemps : alors que la guerre de Sécession fait rage, il est incendié et détruit le 15 mai 1863 par les troupes de l’Union (nordistes) commandées par le général Sherman.

Carte postale de l’hôtel Edwards, 1929. © : CardCow.

Après la guerre, en 1867, le dénommé Major R.O. Edwards entreprend de bâtir un nouvel hôtel qui prend le nom d’Edwards House. Malgré des rénovations successives et même quelques agrandissements, il finit par ne plus suffire, d’autant que sa clientèle comprend de nombreux membres de la législature d’État. En février 1923, un avant la session législative suivante, il est donc décider de démolir l’hôtel pour en bâtir un autre qui est inauguré le 29 décembre 1923, cette fois appelé hôtel Edwards. Parallèlement, non loin de là sur Farish Street (notre article du 23 juillet 2023), Henry Columbus « H.C. » Speir, tient une boutique où il vend des disques de blues qu’il enregistre en partie lui-même car il dispose d’un petit équipement.

Publicité pour la chanson Sitting on top of the world No. 2 des Mississippi Sheiks. Chicago Defender, 8 mars 1931. © : Chicago Defender. © : Big Road Blues.

L’activité de Speir, qui connaît les bluesmen locaux bien qu’il soit blanc, attire l’attention des plus importants labels, et à partir de 1926, il travaille pour OKeh, Victor, Gennett, Columbia, Vocalion, Decca et Paramount ! Fin 1930, avec Paul Brockman de chez OKeh, Speir met sur pied une première séance à l’hôtel Edwards. Les 15 et 19 décembre 1930, les Mississippi Sheiks gravent dix faces dont une relecture de leur très fameux Sitting on top of the world. Deux des membres des Sheiks, sans doute Walter Vinson et Charlie McCoy, signent également sous le nom des Mississippi Mud Steppers six chansons le 15 décembre. D’autres en profitent enfin pour enregistrer en solo, comme Bo Carter, Charlie McCoy et Walter Jacobs, qui plus est certains morceaux qui deviendront des standards du blues, ce qui donne encore plus de valeur à cette séance historique.

La boutique de H.C. Speir à Jackson. © : jocelyn.richez.free.fr

D’autres artistes moins connus gravèrent des faces à cette occasion : Mississippi Brac(e)y aka Caldwell Bracey (quatre chansons), Luceen « Slim » Duckett & Pig « One Leg Sam » Norwood (quatre chansons), et pour le gospel le Campbell College Quartet (deux chansons), Elder Curry and Congregation (cinq chansons) et Elder Charles Beck (quatre chansons). Pour être complet, des groupes et artistes blancs de country prirent également part à cette session, les Newton County Hill Billies, le Freeny’s Barn Dance Band, les Leake County Revelers et Uncle Dave Macon. Certaines sources situent d’autres séances par H.C. Speir dans cet hôtel en 1935 (Tim Wilkins aka Robert Wilkins, Leroy Carter aka Walter Vinson, The Mississippi Moaner aka Isaiah Nettles, Harry Chatmon, Sarah and Her Milk Bull, les Delta Twins, Kid Stormy Weather et Blind Mack), mais elles se déroulèrent en fait au Crystal Palace sur Farish Street. En 1954, l’établissement est devenu le King Edward Hotel, et depuis 2006, il fait partie de la chaîne Hilton Garden Hill.

© : Discogs.

Passons maintenant à notre sélection de chansons en écoute.
Sitting on top of the world No. 2 le 15 décembre 1930 par les Mississippi Sheiks.
Jackson Stomp le 15 décembre 1930 par les Mississippi Mud Steppers.
I’m an old bumble bee le 15 décembre 1930 par Bo Carter.
Same thing the cats fight about le 15 décembre 1930 par Bo Carter et Walter Jacobs.
You gotta stand judgement for yourself le 16 décembre 1930 par Luceen « Slim » Duckett & Pig « One Leg Sam » Norwood.
I’ll overcome someday le 17 décembre 1930 par Mississippi Brac(e)y.
There is a balm in Gilead le 18 décembre 1930 par le Campbell College Quartet.
Pale horse le 18 décembre 1930 par Elder Curry and Congregation.
When the world’s on fire le 18 décembre 1930 par Elder Charles Beck.
Mississippi I’m longing for you le 19 décembre 1930 par Papa Charlie McCoy et Bo Carter.

Le King Edward Hotel de nos jours. © : LoopNet.