L’harmoniciste Bob Corritore l’introduisait ainsi souvent lors de ses concerts : « Ce jeune homme est le vrai blues, et nous sommes fiers d’accueillir sur scène Tail Dragger. » Mais ce 4 septembre 2023, à quatre-vingt-deux ans, Tail Dragger est parti. Certes, ce n’était plus un jeune homme, mais on ne s’y attendait pas. Une semaine plus tôt, il se produisait sur scène avec cette présence qui l’aura donc habité jusqu’à la fin, et hier, comme nous l’écrivions ici, il était annoncé pour la première projection du film dans les salles à Chicago que lui a consacré Kevin Mukherji, Tail Dragger – Journey of a Bluesman (notre article du 4 novembre 2022). On le comparait facilement à Howlin’ Wolf, ce qui n’est pas aberrant, car au début de sa carrière il chercha avant tout à l’imiter (nous y reviendrons), et si sa voix surpuissante rappelle bien sûr son aîné, elle est surtout naturelle. Un don d’ailleurs étonnant, car si le Wolf était un « monstre » physique (près de 2 mètres pour au moins 130 kilos), la carcasse de Tail Dragger évoquait plus l’épouvantail oublié dans un champ au soleil en plein été dans le Mississippi…
Ou plutôt dans l’Arkansas. Car c’est bien dans cet État, précisément à Altheimer, qu’il naît James Yanc(e)y Jones le 30 septembre 1940. Élevé dans une ferme par ses grands-parents suite à la séparation de ses parents, il écoute du blues en cachette, utilisant pour cela la radio familiale à piles car il n’y a pas d’électricité à la maison. Et quand ses grands-parents veulent écouter du gospel le dimanche matin avant d’aller à l’église, ils trouvent une radio dont les piles sont mortes, ce qui n’est pas sans générer quelques tensions… Il apprend aussi la dureté de la vie rurale avec son grand-père qui le tance pour avoir gaspillé l’argent gagné après une semaine à cueillir le coton, comme il le relate à Ted Slowik dans un article du Chicago Tribune daté du 10 juillet 2020 : « Quand j’avais quinze ans en Arkansas, je m’étais fait 15 dollars dans la semaine. J’avais repéré une paire de chaussures que j’adorais et je l’ai achetée. Mon grand-père m’a engueulé. Je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu que je n’étais pas censé tout dépenser d’un coup. J’ai pensé qu’il était méchant. Puis, en grandissant, je suis revenu vers lui pour lui dire que j’avais apprécié ce qu’il m’avait appris. »
Jones grandit dans une région où le blues est très présent, notamment à Pine Bluff, à seulement 15 kilomètres de sa ville natale, ce qui lui permet de voir ses premiers bluesmen. Il y revient dans un article du 31 décembre 2013 par Jim Crawford dans Blues Blast Magazine : « Sonny Boy Williamson II et Boyd Gilmore sont les deux premiers bluesmen que j’aie vus en concert. C’était dans le club de Jack Rabbit, je me faufilais car je n’avais pas l’âge légal. Tout a commencé là. » Mais il connaît aussi les chefs de file de l’âge d’or du blues moderne comme Muddy Waters, Willie Dixon et tout particulièrement Howlin’ Wolf. Il connaît d’ailleurs un peu Chicago où il rend visite à sa mère et vit aussi chez un oncle au Texas. Mais logiquement, en 1966, il prend la route de Chicago où il s’installe dans le West Side.
Comme il est déjà père de quatre enfants, il évite le service militaire (et donc la guerre du Vietnam…), et faute d’être suffisamment connu sur la scène musicale, il exerce d’abord le métier de mécanicien. À la fin des années 1960, il rencontre enfin Howlin’ Wolf, ce qui n’est pas évident au début (Chicago Tribune) : « Au départ, Wolf rechignait à prendre un débutant, il disait qu’il n’avait pas à apprendre. Si Wolf ne vous aimait pas, il vous le disait. » Mais le Wolf va faire de Jones son protégé, qu’il affuble du surnom de Tail Dragger car il a tendance à arriver en retard aux concerts. Mais peu à peu, la réputation de Jones grandit même s’il se contente d’abord d’imiter l’énorme voix rauque du Wolf, ce qui surprend du fait de sa constitution chétive, mais qui prouve aussi que sa voix n’appartient qu’à lui. Il tire aussi de son illustre aîné certaines postures scéniques, dont une qui consiste à ramper sur scène en chantant, qui lui vaut le surnom de Crawlin’ James.
Après avoir accompagné Wolf en de nombreuses occasions, Tail Dragger doit voler de ses propres ailes après la mort de son mentor en 1976. Il y parvient somme toute sans mal, et on le retrouve aux côtés de Willie Kent, Hubert Sumlin, Carey Bell, Little Mack Simmons, Kansas City Red, Big Leon Brooks, Eddie Shaw… Il n’enregistre toutefois rien de notable, mais le 29 septembre 1982, il prend part à une séance pour le label Leric de Jimmy Dawkins, durant laquelle il s’entoure toujours de musiciens de grande qualité, Jessie Lee Williams et Johnny B. Moore à la guitare, Eddie « Jewtown » Burks et Little Mack Simmons à l’harmonica, Lafayette Leake au piano, Willie Kent à la basse et Larry Taylor à la batterie. Ces faces ne seront toutefois éditées qu’en 2013 par Delmark, sur un album intitulé « Stop Lyin’ ».
Tail Dragger continue d’écumer les clubs de Chicago, mais le 11 juillet 1993, il est au centre d’un tragique fait divers. Ce jour-là, pris à partie par le chanteur-guitariste Bennie Joe Houston aka Boston Blackie, il abat ce dernier. À l’origine du différend, une somme de 70 dollars, que Tail Dragger devait a priori à Blackie suite à une prestation commune au Chicago Blues Festival. En 2012, en marge du festival À Vaulx Jazz, Tail Dragger a bien voulu m’en parler en ces termes : « Il me poursuivait depuis un moment, je sais pas, depuis des semaines, il disait partout que je lui devais du fric. Un jour, alors que j’étais sur scène en train de chanter, il est venu vers moi, il avait un couteau, il m’a menacé, j’ai sorti mon flingue, et bang, il est mort… » Et pour cause, la balle était entrée par l’œil gauche pour ressortir par le sommet du crâne. Tail Dragger plaidera la légitime défense mais il sera condamné à quatre ans de détention pour second-degree murder, soit homicide volontaire sans préméditation. Grâce à une conduite exemplaire, il ne purgera « que » dix-sept mois.
Ce triste épisode ne l’empêchera pas de retrouver sa place sur la scène du blues et même de donner une dimension planétaire à sa carrière. En 1996, il sort chez St. George « Crawlin’ Kingsnake », et surtout, deux ans plus tard, « American People » chez Delmark, une merveille. Il tourne alors régulièrement en Europe, apprécie la France et son public qui ne triche pas pour reprendre ses termes. Car Tail Dragger incarne à la perfection ce blues dit « authentique », fondamentalement terrien, tel qu’il le décrit à La Hora del Blues : « Je n’aime que ce lowdown blues… C’est tout ce que je ressens… Et je chante ce que je ressens. Quand je chante le blues, c’est comme si j’entrais dans un autre monde, j’oublie tout le reste. Plus rien d’autre ne compte. » Sur scène, son magnétisme opère imparablement. Il se mêle au public, hurle dans son micro niché dans ses mains, incantatoire, habité.
Tail Dragger est donc un homme de scène et il sortira peu d’albums mais ses prestations dans un groupe comprenant notamment Rockin’ Johnny Burgin à la guitare resteront transcendantes. Après « American People », il faudra attendre 2009 pour son album suivant, « Live at Rooster’s Lounge », toujours chez Delmark, suivi en 2012 de « Longtime Friends in the Blues » (Delta Groove) avec son ami Bob Corritore, aux côtés duquel il apparaît sur bon nombre de compilations. Le 2 mai 2018, Tail Dragger a accepté de participer à une expérience particulière compte tenu de son passé : il a donné un concert dans une prison, la Cook County Jail à Chicago (vidéo plus bas), dont il est question dans le films Tail Dragger – Journey of a Bluesman cité en début d’article. Enfin, en 2021, il a sorti un ultime album chez Solo Blues 30, « Mercy! Live in Bilbao », un concert bien sûr !
Voici notre sélection de chansons en écoute.
– Please Mr. Jailer en 1982.
– Do the do en 1996.
– Don’t start me talkin’ en 1998.
– Prison blues en 2005.
– Bought me a new home en 2009.
– Cold outdoors en 2012.
– Tail Dragger returns to jail en 2018.
– My woman is gone en 2023.
– Dernière performance de Tail Dragger le 27 août 2023 avec le Delmark All-Star Band.
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