© : Tom Bosse / The Historical Marker Database.

Si je vous dis alligator (sans majuscule), vous pensez sans doute à un crocodilien très répandu au sud-est des États-Unis, notamment dans le Mississippi, en Louisiane et en Floride. Si j’ajoute une majuscule, vous associez forcément Alligator au label discographique créé en 1971 par Bruce Iglauer en 1971, véritable « institution » du blues de notre époque. Mais en poussant un peu les recherches, tout en conservant la majuscule, on constate qu’Alligator est aussi une petite bourgade du Mississippi située en plein Delta, à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Clarksdale, sur le tracé de la Highway 61 dite « Blues Highway ». Depuis le premier recensement connu en 1920, Alligator n’a jamais compté plus de 280 habitants, et sa population en 2023 s’élève à 108 âmes !

Les Kelly Brothers. © : Tom Bosse / The Historical Marker Database.

Des statistiques démographiques toutefois trompeuses car Alligator occupe une place non négligeable dans l’histoire du blues de cette région généralement considérée comme le berceau du blues. Prise individuellement, la petite localité, qui doit son nom à un lac où vivaient en nombre des alligators (Alligator Lake) n’existe pour ainsi dire pas. Mais dans les années qui suivent la Grande Dépression, plus peuplée que de nos jours, elle se trouve sur un axe nord-sud, qui entre Clarksdale et Leland (sans aller plus loin), comprend Duncan, Shelby, Mound Bayou, Merigold, Cleveland, et Shaw, autant de hauts lieux du blues. Dans les années 1930, durant lesquelles les bluesmen vivent grandement de l’itinérance, Alligator fait partie de ce circuit qui leur offre des opportunités en termes de juke joints, de soirées entre amis, en famille ou sur les plantations alors nombreuses.

George Paul « G.P. » Jackson. © : Amblin’ / Stefan Wirz.

Ainsi, lors d’un long périple en 1936 relaté par Bruce Conforth et Gayle Dean Wardlow dans Up Jumped the Devil: The Real Life of Robert Johnson (Chicago Press Review, 2019), Robert Johnson se produisit à Alligator. Selon le texte de la plaque de la Mississippi Blues Trail consacrée à Alligator, il y aurait même séjourné dès 1930… Les Kelly Brothers, originaires de la bourgade, s’installèrent ensuite à Chicago où ils formèrent un groupe de gospel puis de R&B, puis enregistrèrent à partir de 1954. Un des membres de la formation, Andrew Kelly (1932-2005), n’est autre que le père de Vance Kelly, chanteur-guitariste talentueux de blues toujours actif dans la Windy City.

© : Wikipedia.

Deux autres bluesmen notables virent le jour à Alligator. Tout d’abord George Paul « G.P. » Jackson (1920-1990), auteur de quelques faces dans les années 1970, puis d’un album complet en 1985 chez Amblin’, « Sweet Down Home Delta Blues », après s’être fixé à Kansas City. Deux ans plus tard, il signera un autre disque dans un esprit churchy, toujours chez Amblin’, « Dorothy & George Jackson: Old Time Spirituals ». D’autre part, Johnny Drummer, né le 1ermars 1938 à Alligator, chanteur, claviériste, harmoniciste et batteur (d’où son pseudonyme alors qu’il s’appelle en réalité Thessex Johns), mena une carrière à Chicago ponctuée de quelques albums de qualité pour Earwig dans les années 1990, 2000 et 2010. Voilà qui vous permettra, je l’espère, de mieux situer Alligator sur la grande carte du blues !

© : Profil Facebook de Johnny Drummer.

Article que j’agrémente de trois chansons en écoute.
God said he is coming back again en 1956 par les Kelly Brothers.
12th Street boogie en 1974 par George Paul « G.P. » Jackson.
Bit her in the butt en 2013 par Johnny Drummer.

Club de blues pour « touristes », Alligator, Mississippi, 2016. © Carol M. Highsmith / Library of Congress.