Le tournant des années 1910 et 1920 est marquée par une véritable explosion du marché de l’enregistrement discographique. Aux côtés de poids lourds du secteur (Paramount, OKeh, Columbia, Victor, Vocalion/Brunswick), Gennett va parvenir à se faire une belle place, avec en outre un statut qui le place parmi les premiers labels indépendants de l’histoire (certaines sources affirment même qu’il s’agit du tout premier). Bien entendu, comme tous ses pairs de l’époque, dans le cadre des musiques afro-américaines, Gennett va créer des séries de race records spécifiquement destinées au public noir. À ce titre, plus que le gospel et le blues, c’est d’abord dans le domaine du jazz (n’oublions pas que les premiers groupes de jazz enregistrés à partir de 1917 se composaient de musiciens blancs) que la marque va s’imposer.
Mais la « préhistoire » des disques Gennett nous ramène au XIXe siècle, et plus précisément en 1872. Cette année-là, George L. Trayser, facteur de pianos d’origine prussienne installé à Ripley, Ohio, rencontre l’homme d’affaires James Starr qui le convainc de déménager à Richmond, Indiana, où tous deux s’associent pour fonder la Starr Piano Company. L’entreprise prend de l’importance, et en 1893, un groupe d’investisseurs, qui comprend Henry Gennett et son beau-père John Lumsden, entre dans la compagnie. Avec les décès dans les années qui suivent de Trayser, Starr et Lumsden, Henry Gennett prend le contrôle de la société avec ses trois fils, Harry, Clarence et Fred, qui lui succèdent ensuite logiquement à la tête de l’affaire désormais familiale. La Starr se positionne désormais parmi les plus importantes fabriques de pianos dans le monde !
Le « piano de salon » (parlor piano) est alors l’instrument-roi, et souvent la seule source de divertissement pour les familles de classe moyenne, mais de nouvelles technologies arrivent avec le XXe siècle, à commencer par des supports d’enregistrement comme le cylindre puis le disque, et bien entendu des appareils pour les écouter comme le phonographe et le gramophone. Gennett ne manque bien sûr pas l’occasion d’élargir son offre et produit ses propres gramophones mais aussi des disques dans les années 1910, et ce d’autant plus facilement que l’entreprise dispose d’un réseau de distribution international grâce à ses pianos. Mais justement, dès lors, le nom Starr Piano Company apparaît réducteur, et en 1917 la compagnie en change et devient Gennett, pendant que le département dédié aux disques et aux enregistrements est baptisé Gennett Records.
Une nouvelle histoire débute même s’il faut attendre quatre ans pour que sortent les premiers disques Gennett concernant des Afro-Américains. En 1921, Miss Lee and her Jazz Band gravent le 15 septembre deux faces qui restent inédites (Strut Miss Lizzie et Arkansas Blues), puis deux autres le 2 novembre, I ain’t givin’ nothin’ away et à nouveau Arkansas Blues. Il s’agit du seul legs que nous laisse cette chanteuse, qui apparaît d’ailleurs sous le nom d’Eliza Christmas Lee sur les macarons des 78-tours originaux. Le 25 mars 1922, Gennett permet cette fois à une formation vocale, l’Excelsior Quartette, de signer deux chansons, Jelly roll blues et Kitchen mechanic blues. Puis le label change de dimension en 1923. Après les chanteuses Viola McCoy et Mandy Lee (1), Gennett enregistre le 5 avril cinq morceaux du King Oliver’s Creole Jazz Band, sur lesquels Louis Armstrong fait ses débuts discographiques ! Le lendemain, quatre chansons supplémentaires sont réalisées avec les mêmes artistes dont la pianiste Lil Hardin, qui épousera Armstrong l’année suivante… Ces séances historiques sont également les premières à mettre en scène un groupe de jazz afro-américain dans l’esprit de La Nouvelle-Orléans, le berceau de cette musique.
Sans être aussi fourni que celui des labels cités en ouverture, le catalogue Gennett s’étoffe avec des artistes populaires de l’époque dans les secteurs du jazz et du blues classique, dont Richard M. Jones, Edna Hicks, Jelly Roll Morton, Josie Miles, Jimmie Noone, Alberta Hunter (Josephine Beatty), Hociel Thomas, Fess Williams, Fletcher Henderson, Fats Waller, Porter Grainger, Perry Bradford… Et Gennett ne manque pas le train du blues rural. Le 10 mai 1924, Johnny « Stove Pipe » Watson est le deuxième artiste auteur d’un blues rural après Ed Andrews un mois plus tôt (mes articles du 10 septembre 1922 et du 11 avril 2024). Mieux encore, le 25 septembre 1924, Gennett enregistre pour la première fois un jug band, le Whistler’s Jug Band (mon article du 15 avril 2024). Dans le domaine du gospel, citons encore le très prolifique Rev. J.M. Gates, qui signe des faces pour le label le 6 décembre 1926, à une époque où les enregistrements du genre ne sont pas si répandus.
Bien entendu, Gennett ne propose pas que des race records, et comme il faut également évoquer de telles choses, le label réalisait aussi des pressages privés de disques pour le Ku Klux Klan ! Il faut certes aborder cela en tenant compte du contexte de cette période durant laquelle régnait une ségrégation féroce. Au milieu des années 1920, selon Charlie B. Dahan (in « The Music Never Stopped: The Rise, Fall, and Resurrection of Gennett Records », 3 mai 2016), 20 % des habitants blancs du comté de Wayne, dont Richmond est le siège, sont au moins sympathisants du KKK. Il est d’ailleurs très probable que l’entreprise Gennett, une des plus importantes de la région, ait compté des membres du KKK parmi ses employés…
À partir de 1927, lister tous les artistes au catalogue de Gennett relève du travail de discographe. Je me contenterai d’en citer quelques-uns pour le jazz (Bix Beiderbecke, Earl Hines, Hoagy Carmichael, Duke Ellington, Sydney Bechet, Coleman Hawkins), pour le blues (Blind Lemon Jefferson, Big Bill Broonzy, Jaybird Coleman, Charlie Patton, Lonnie Johnson, Sam Collins, Roosevelt Sykes, Scrapper Blackwell), pour le gospel (Thomas A. Dorsey), sans oublier des pionniers de la country et du folk comme Gene Autry et Uncle Dave Macon. À son apogée, Gennett sort des disques pour quelque vingt-cinq autres labels, et crée en 1926 la filiale Champion Records à « petit budget », toujours sur le marché des race records de blues et de jazz. Puis la crise économique cause de gros dégâts. Gennett ne disparaît pas mais son activité est considérablement réduite, en particulier dans le secteur du disque (Champion poursuit jusqu’en 1934) pour finalement cesser en 1948. Il existe un documentaire de 87 minutes sur Gennett, The Music Makers of Gennett Records – The Sound That Sparked a Revolution, réalisé par la chaîne WTIU, visible à cette adresse.
(1). Selon plusieurs sources fiables dont Blues & Gospel Records 1890-1943, cette chanteuse était en réalité très certainement blanche bien que ses enregistrements de février et avril 1923 pour Gennett figurent dans une série réservée aux race records.
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