Alors que le Black History Month (février 2024) vient de s’achever, je me souviens d’un texte écrit par Martin Luther King (1), et lu il y a soixante ans en ouverture de la première édition du festival de jazz de Berlin (ou plus exactement Berlin-Ouest, car à l’époque l’Allemagne aussi était divisée…), qui se déroula du 25 au 27 septembre 1964. Ce texte s’intitule « De l’importance du jazz ». Il parle forcément de jazz, mais aussi de lutte pour les droits civiques, de liberté, de vie. Et de blues : « Le jazz parle de la vie. Le blues raconte l’histoire des difficultés de la vie, et si on y réfléchit un peu, on s’aperçoit qu’il s’empare des pires expériences de la vie pour les transposer en musique, afin d’en tirer un nouvel espoir ou un certain sens du triomphe. Il s’agit d’une musique triomphale. »
Plus loin, le pasteur King ajoute : « Bien avant les écrits des essayistes et universitaires modernes, qui décriront l’identité raciale comme un problème dans le cadre d’un monde multiracial, les musiciens retournaient à leurs racines pour proclamer ce qui tourmentait leur âme. Une grande part de notre mouvement de liberté aux États-Unis provient de cette musique. Elle nous a renforcés avec ses rythmes mélodieux quand le courage commençait à manquer. Elle nous a apaisés avec ses riches harmonies quand nous avions le moral en berne. Et le jazz s’exporte désormais dans le monde. Le combat du Noir en Amérique s’apparente maintenant à la lutte universelle de l’homme moderne. Tout le monde a le blues. Tout le monde souhaite comprendre. Tout le monde a besoin d’aimer et d’être aimé. Tout le monde veut taper des mains et être heureux. Tout le monde aspire à la foi.(2) »
En 1964, le jazz bénéficiait déjà d’une belle popularité en Europe. Pour le blues, la reconnaissance sur le Vieux Continent avait seulement véritablement débuté en 1962, avec la tournée inaugurale de l’American Folk Blues Festival, que l’on doit d’ailleurs également à des Allemands : sur une idée du journaliste, auteur et producteur Joachim-Ernst Berendt (présent dans l’organisation du festival de jazz de Berlin), les promoteurs Horst Lippmann et Fritz Rau donnèrent vie à l’événement, qui se poursuivit jusqu’en 1985 avec toutefois quelques interruptions. Pour la petite histoire, la programmation du Berlin Jazz Festival de 1964, aux côtés de géants du jazz dont Coleman Hawkins, Miles Davis, Sonny Stitt, Roland Kirk et autre Dave Brubeck, proposait des artistes plus en lien avec le blues, comme Jimmy Rushing, Meade Lux Lewis et Sister Rosetta Tharpe.
Mais si la lutte pour les droits civiques connut en quelque sorte un « apogée » dans les années 1950 et 1960, ses origines remontent en fait au lendemain de la guerre de Sécession et de l’abolition de l’esclavage en 1865, au départ de la Reconstruction (qui durera jusqu’en 1877). En effet, dès l’année suivante, une première loi fédérale, le Civil Rights Act 1866, affirme que « tous les citoyens sont également protégés ». Mais le président Andrew Johnson, opposé à l’abolition, et qui s’était déjà tristement distingué peu auparavant en annulant les ordres militaires prévoyant la restitution aux esclaves libres de terres sur la côte Atlantique (selon la fameuse formule 40 acres and a mule, soit 16 hectares et une mule, mon article du 16 janvier 2019), oppose son veto à la loi pourtant originellement votée par le Congrès. Après des débats politiques complexes dont je vous épargne les détails, mais aussi l’annulation du veto présidentiel et malgré l’ingérence du Ku Klux Klan, la loi sera à nouveau promulguée en 1868 parallèlement au XIVe amendement de la Constitution, mais sans effet notable sur la condition des Afro-Américains…
Les choses vont toutefois (un peu) changer le 1er mars 1875, une date qui explique aussi la publication de cet article aujourd’hui, avec cette fois le Civil Rights Act 1875. Sous la présidence de Ulysses S. Grant, vainqueur des sudistes lors de la guerre de Sécession et bien plus modéré que Johnson, le texte plus précis prévoit une égalité totale de traitement pour tous les citoyens, en termes de droits civiques et légaux, sans restriction ni discrimination selon l’origine et la couleur de peau, en leur donnant accès au droit de vote et à tous les services, qu’il s’agisse de la justice, des transports, des loisirs, etc. Mais la loi est peu appliquée « sur le terrain », surtout dans les États du sud, où les lois Jim Crow engendrent à partir de 1877 une nouvelle forme ignominieuse d’oppression étatique, la ségrégation. Le coup de grâce au Civil Rights Act 1875 est porté en 1883 avec un arrêté de la Cour suprême qui le déclare inconstitutionnel, ce qui débouchera en 1896 sur la doctrine tristement célèbre « séparés mais égaux ». Malgré cela, le Civil Rights Act 1875 peut être considéré comme l’acte de naissance de la lutte pour les droits civiques. Mais après sa promulgation le 1er mars 1875, les Afro-Américains devront encore attendre près d’un siècle pour que leurs droits élémentaires soient reconnus…
Ce ne fut pas toujours facile par crainte de représailles, mais bon nombre d’artistes dans le cadre de nos musiques favorites ont évoqué cette lutte pour les droits civiques. Je vous propose donc pour conclure cet article une sélection de vingt-cinq chansons en écoute (le sujet mérite bien ça !), avec d’abord quelques titres rares enregistrés pour la Bibliothèque du Congrès dans les années 1930 et 1940, qui préfigurent le mouvement des protest songs. La plupart datent toutefois des années 1950 et 1960, période la plus active de la lutte pour les droits civiques.
– We don’t have no payday here en 1939 par des prisonniers non identifiés de la prison d’État de Floride. Enregistrement des Lomax pour la Bibliothèque du Congrès.
– Take dis hammer en 1939 par Willie Howard, Paul Perkins, Allen Reid, John Brown et Lonnie Thomas, prisonniers de la prison d’État de Floride. Enregistrement des Lomax pour la Bibliothèque du Congrès.
– I don’t do nobody nothin’ en 1939 par le révérend Nathaniel Hawkins, près de Varner, Arkansas. Enregistrement des Lomax pour la Bibliothèque du Congrès.
– I heard what you said about me en 1939 par Allen Reid, prisonnier de la prison d’État de Floride. Enregistrement des Lomax pour la Bibliothèque du Congrès.
– Obey the ration laws en 1943 par Buster « Buzz » Ezell. Enregistrement de Willis James pour la Bibliothèque du Congrès.
– War song en 1943 par Buster Brown. Enregistrement de Willis James et Lewis Wade Jones pour la Bibliothèque du Congrès.
– The bourgeois blues en 1939 par Lead Belly.
– Strange fruit en 1939 par Billie Holiday.
– Jim Crow train en 1941 par Josh White.
– Black, brown and white en 1951 par Big Bill Broonzy.
– Take this hammer en 1957 par Odetta.
– How I got over en 1963 par Mahalia Jackson.
– Go tell it on the mountain en 1963 par Fannie Lou Hamer.
– This little light of mine en 1964 par Sam Cooke.
– Alabama blues en 1965 par J.B. Lenoir.
– People get ready en 1965 par Curtis Mayfield and The Impressions.
– The Motor City is burning en 1967 par John Lee Hooker.
– Say it loud, I’m black and I’m proud en 1968 par James Brown.
– Is it because I’m black en 1969 par Syl Johnson.
– To be young, gifted and black en 1969 par Nina Simone.
– The revolution will not be televised en 1971 par Gil Scott-Heron.
– Inner city blues (make me wanna holler) en 1971 par Marvin Gaye.
– I’ll take you there en 1972 par The Staple Singers.
– Lift every voice and sing en 1972 par Kim Weston.
– Emmett’s ghost en 2021 par Eric Bibb.
(1). Contrairement à ce que laissent croire certaines sources (surtout françaises, il est vrai…), il ne s’agit pas d’un discours mais bien d’un texte spécifiquement écrit par King à la demande des organisateurs du festival, ce qui n’enlève évidemment rien à la force de son propos. King, qui se trouvait à Berlin du 12 au 14 septembre 1964, où il visita notamment le « Mur », n’a d’ailleurs pas assisté au festival.
(2). Vous pouvez écouter l’intégralité du texte de Martin Luther King écrit pour le festival de jazz de Berlin en 1964 à cette adresse (entre autres sources).
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