Floyd Smith (1917-1982) et le saxophoniste Dick Wilson en 1941 au Howard Theater, Washington D.C. On attribue généralement à Smith le premier solo de guitare électrique de l’histoire du blues, le 16 mars 1939 sur Floyd’s guitar blues. © : William P. Gottlieb / Library of Congress.

La suite de mon roman Charlie n’est pas mort en vain – Le blues en héritage est désormais achevée (« Un cadeau au goût amer pour Julius – Le blues en héritage »), et la parution est pour ce mois de février 2021. Je vous propose un septième extrait issu du chapitre 23. Changement de parcours radical pour Julius, appelé sous les drapeaux et qui se retrouve à Saint-Thomas, une petite île des Antilles ! Ce texte s’accompagne de quelques images qui ne seront pas nécessairement reproduites dans le livre.

(…) Devant l’incompréhension de Julius, Rick sourit.
– T’en fais pas, je suis pas devenu dingue, bien au contraire. Je vais t’expliquer mais pas ici, y a trop de monde. Allons sur le pont, on a bien un quart d’heure devant nous.
Une fois dehors, Rick poursuivit.
– Alors voilà, j’ai fait une guerre, j’en ferai pas deux. En France, j’étais ambulancier, brancardier. J’ai vu des types avec des gueules dont il manquait des bons morceaux, d’autres dont les jambes ne suivaient pas quand on les traînait pour les mettre sur les brancards, des bides ouverts et des tripes à l’air. Partout ça hurlait, ça pleurait, et ça crevait. Et tout ça sous le feu de l’ennemi qui attendait pas que t’aies fini pour tirailler… Pourtant, la guerre s’est arrêtée moins d’un mois après mon arrivée. Je suis revenu entier mais je recommencerai pas. Donc une fois à Saint-Thomas, je vais me faire la belle, j’ai un plan.
– Un plan ? Mais si j’ai bien compris Saint-Thomas est une île minuscule complètement perdue sans échappatoire…

Dans le quartier de Frenchtown, Charlotte-Amélie, île de Saint-Thomas, décembre 1941. © : Jack Delano / Library of Congress.

– Saint-Thomas n’est pas la seule île de la région, on est même entourés d’îles par là-bas ! Des grandes comme Porto Rico qui est juste à côté, et puis un tas d’autres plus petites, surtout en direction du sud. À la guerre en France, j’étais à Brest avec certains de ces gars français des Antilles, de la Martinique, de la Guadeloupe. J’ai un peu appris la guitare avec deux de ces mecs, et même un peu à parler français. À trois jours de la fin de la guerre, un copain ambulancier guadeloupéen a été blessé au combat, il en a pris une dans la cuisse. Un obus venait de tomber pas loin et deux fantassins américains de Jackson ont reçu des éclats dans les jambes. Ce n’était pas très grave mais ils ne pouvaient quand même plus marcher, et surtout il fallait vite se barrer. On avait vingt mètres à faire, mais seul, c’était la galère, j’avais aussi un petit éclat dans le mollet, j’y serais sûrement resté, sans parler des autres… Alors le Guadeloupéen a rampé jusqu’à moi et on a ramené ensemble les deux autres blessés. Il gueulait comme un porc à cause de sa cuisse mais on a réussi à se barrer.

James Reese Europe (1881-1919). Cet important chef d’orchestre servit durant la Première Guerre mondiale en France, où il dirigea les premiers concerts de jazz en Europe. © : Wikipedia.

Pas longtemps après, j’ai revu le Guadeloupéen à l’hôpital. C’était un jeune gars, du même âge que moi, dans les vingt ans à l’époque. Comme je suis donc resté en France encore un an, on est devenus très bons amis. Et à un moment, il m’a dit un truc que j’ai d’abord trouvé complètement fou, qu’il voulait aller vivre en Amérique, repartir avec moi ! Ah oui, j’ai oublié de te dire, les deux fantassins qu’il m’a aidé à sauver, ils étaient blancs. Alors ils sont intervenus et ça s’est fait ! J’ai quand même demandé à mon copain pourquoi il voulait aller en Amérique. Avant la guerre, il vivait donc en Guadeloupe, sur l’île de Marie-Galante, je crois qu’elle est pas bien grande non plus… Mais il s’ennuyait, il voulait voir autre chose. On a donc passé les cinq mois ensemble à Saint-Thomas. Comme on était musiciens, on est un peu devenus les mascottes et on jouait pour les soldats, mais aussi pour les officiers. En France et surtout à Saint-Thomas, je lui ai appris le blues et lui des trucs à la guitare que j’avais jamais entendus, je saurais pas t’expliquer, c’est à la fois très profond et très mélancolique, on fait pleurer la guitare. On s’est aussi appris nos langues respectives, je me suis bien amélioré en français, mais en créole j’ai encore du travail !

Couverture du livre d’Ary Broussillon La Guadeloupe dans la Première Guerre mondiale (éditions Nestor, 2008). © : académie de Martinique.

Quand on est rentrés dans le Mississippi, mon copain, au fait il s’appelle Hilarion, a d’abord un peu bossé comme réceptionniste d’un hôtel à Jackson. Mais il voulait faire plus de musique alors je l’ai fait venir à Bentonia, ça devait être fin 1921, début 1922. Depuis, on s’est pour ainsi dire plus quittés… D’ailleurs, même si t’as sûrement pas fait gaffe, il était là l’an dernier dans mon club le soir où vous êtes partis avec Sonny. Et il y a même mieux, figure-toi qu’il est sur ce bateau ! Lui aussi a voulu être affecté à Saint-Thomas, et comme il est un peu considéré comme un héros, sa demande a été facilement acceptée. Je t’avoue qu’il a un peu le mal du pays, Hilarion. Ça fait bien vingt ans qu’il est pas retourné en Guadeloupe, qu’il a pas revu sa famille, ses amis… D’autant qu’il souffre beaucoup du racisme et de la ségrégation, il voyait pas ça comme ça, l’Amérique, même s’il adore le blues… Et lui non plus ne veut pas faire une autre guerre. Il connaît du monde aux Antilles, il a eu le temps de s’organiser, la Guadeloupe est à quatre cents bornes de Saint-Thomas. On n’a pas de femmes, peut-être des gosses mais on les connaît pas… Donc on va prendre la tangente, si tu veux en être… (…)

Texte © : Daniel Léon. Toute reproduction interdite, même partielle.