© : University of Wisconsin-Milwaukee.

Ce 31 août 2022, la ville de Grafton, Wisconsin, et le Comité de promotion et de développement du tourisme de la Chambre de commerce de la région ont lancé un projet de parc Paramount. Paramount ? Ne pas confondre. Oui, ne pas confondre Paramount Pictures, célébrissime studio hollywoodien fondé en 1916 et toujours en activité, et Paramount Records, compagnie discographique créée l’année suivante à Grafton, que nous avons bien du mal à situer sur une carte, et qui fermera son studio en 1932. Mais en quelque quinze ans, au plus fort de la période qui correspond aux premiers enregistrements de jazz, de blues et de gospel, le label va s’inscrire parmi les plus importants de l’histoire.

© : Jazz Messengers.

En 1920, Grafton, qui se trouve au nord de Milwaukee au bord du lac Michigan, et à environ 180 kilomètres de Chicago, compte un petit millier d’habitants. La Wisconsin Chair Company, située à Port Washington,  décide de lancer plusieurs labels pour soutenir les ventes de phonographes qu’elle fabrique depuis 1915. Créée en 1917 (l’année de la sortie du premier disque de jazz !) via la filiale New York Recording Laboratories dans le village de Grafton, la marque Paramount Records en fait bien sûr partie. L’objectif est de vendre des disques à bas prix selon des circuits de distribution qui favorisent les petits revendeurs de proximité. Le premier enregistrement de Paramount est réalisé le 29 juin 1917 et s’intitule Wedding of the winds, une valse composée par un certain John T. Hall, sans rapport avec le jazz et le blues.

© : Popsike.

Les premières années ne sont pas faciles pour le label, qui selon l’Encyclopedia of Milwaukee enregistre des artistes dans différents genres et d’origines tout aussi diverses, allemandes, scandinaves, mexicaines… Mais au début des années 1920, un nouveau style de musique apparaît, un blues urbain qui met en scène presque exclusivement des chanteuses généralement entourées de musiciens de jazz, que l’on appelle aujourd’hui blues classique. Autre caractéristique, les interprètes sont tous Afro-Américains. Les responsables de l’industrie musicale ne s’y trompent pas et entreprennent d’exploiter ce nouveau marché. Ségrégation oblige, ils créent les race records, ces disques uniquement faits par des Noirs pour des Noirs. Un phénomène qui va relancer Paramount, avec en 1922 certainement sa plus fameuse série, la « 12 000 ».

© : Agram Blues.

D’emblée, les plus grandes chanteuses de l’époque sont engagées, à commencer par Lucille Hegamin, qui en novembre 2020 était devenue la deuxième femme à graver un blues trois mois après Mamie Smith, ou encore Alberta Hunter. Et Paramount a un atout fort dans son jeu : Jay Mayo « Ink » Williams, qui est chargé de dénicher et produire les meilleurs artistes de l’époque, est Afro-Américain,, ce qui est alors rarissime. Le label décroche un premier jackpot en 1923 en signant Ma Rainey, qui gravera toutes ses faces, soit une centaine, chez Paramount. Et côté jazz, ce n’est pas mal non plus car Ma Rainey s’accompagne de l’orchestre de Louis Armstrong, pendant que d’autres jazzmen de la stature de King Oliver et Fletecher Henderson jouent le même rôle, sans oublier des géants comme Fats Waller et Jelly Roll Morton.

L’invitation à la présentation du projet de parc. © : Paramount Records Education and History.

Paramount est alors la marque la plus importante du secteur, et les choses vont encore évoluer avec deux nouveaux éléments au milieu des années 1920, l’apparition de l’enregistrement électrique et surtout celle du blues rural. Mais ces bluesmen vivent dans les États du Sud, en particulier dans le Mississippi. Les labels dépêchent donc dans ces régions des talent scouts, des découvreurs de talents. Chez Paramount, le plus notoire est H. C. Speir. Et la marque ne laisse guère que des miettes aux autres : à partir de Blind Lemon Jefferson en 1926, Skip James, Charlie Patton, Son House, Tommy Johnson, Willie Brown, King Solomon Hill, Tampa Red, Meade Lux Lewis, Buddy Boy Hawkins, George « Cow Cow » Davenport, Ishman Bracey, Papa Charlie Jackson, Big Bill Broonzy et les Mississippi Sheiks passeront par ses studios, et ce n’est évidemment qu’un maigre échantillon…

Le premier volume du coffret Paramount. © : Third Man Records.

À partir de 1929, l’industrie musicale subit de plein fouet la crise de la Grande Dépression. Les bluesmen ruraux ne sortent plus du Sud, les studios mettent la clé sous la porte les uns après les autres. Paramount n’y échappe pas, et en 1932, il ferme son studio puis cesse toute activité l’année suivante. Ce court article démontre tout le bien-fondé de la ville de Grafton, qui va donc donner naissance à ce parc public Paramount, qui occupera un espace d’environ 4 000 m2. Si vous voulez approfondir le sujet, le Néerlandais Alex van der Tuuk est assurément le meilleur spécialiste mondial de Paramount. Seul ou avec son compatriote Guido van Rijn (fondateur d’Agram, à la fois label et éditeur), il est l’auteur de plusieurs livres sur la marque. Vous trouverez toutes les informations sur le site d’Agram. Enfin, si vous disposez de la coquette somme de 800 dollars (hors frais de port !), Third Man Records a sorti en 2013 et 2014 « The Rise and Fall of Paramount Records – Volume One – 1917-1927 » et « Volume Two – 1928-1932 », deux somptueux coffrets rassemblant, tenez-vous bien, 1 600 titres par 350 artistes, 12 LP vinyle, 4 livres totalisant 1 360 pages, 400 documents iconographiques… Jack White, John Fahey et Alex van der Tuuk ont travaillé sur ces monuments.