Il y a tout juste cent-soixante-quinze ans, le 27 avril 1848, la France décidait enfin d’abolir définitivement l’esclavage dans ses colonies. Cet anniversaire, qui fait aujourd’hui l’objet de nombreuses commémorations, nous a inspiré notre article du jour. Partons pour un voyage dans le temps qui nous ramène deux siècles en arrière, aux confins de l’histoire de l’esclavage et du blues aux États-Unis. Mound Bayou est une petite bourgade du Mississippi qui compte quelque 1 500 âmes, située au nord-ouest du Delta, entre Clarksdale au nord et Indianola au sud. Les autres villes ou villages à proximité, Merigold, Cleveland, Ruleville, Drew, Tutwiler, Duncan ou encore Shelby, dessinent un périmètre que l’on désigne généralement comme le berceau du blues, délimité par les Highways 61 (dite « Blues Highway ») à l’ouest et 49W à l’est.
En parcourant les différentes données relatives à Mound Bayou, l’une d’elles interpelle : selon le dernier recensement mené en 2020, les Afro-Américains représentent près de 97 % de la population, un taux évidemment très élevé, même pour les États-Unis. Dès lors, l’histoire s’inscrit dans une nouvelle dimension. Si la ville est officiellement fondée en 1887, ses racines naissent plus de soixante ans auparavant, au début des années 1820 durant la période appelée Antebellum South, du latin antebellum, avant la guerre, et de south car elle concerna surtout les États sudistes. Elle débute en 1812 après la seconde guerre d’indépendance entre les États-Unis et le Royaume-Uni, pour s’achever en 1861 avec cette fois la guerre de Sécession. Cet « entre-deux-guerres » américain est essentiel car il correspond à une recrudescence du nombre d’esclaves en fuite (notamment par le biais du réseau clandestin de l’Underground Railroad, auquel nous consacrerons prochainement un dossier, mais vous pouvez déjà lire notre article du 10 mai 2022), et par l’apparition de mouvements abolitionnistes.
Partons maintenant pour Davis Bend. Il y a deux cents ans, entre 1820 et 1825, c’était une péninsule qui deviendra une île, Davis Island, sur le fleuve Mississippi, située à vingt-cinq kilomètres de Vicksburg, près de la frontière avec la Louisiane. En ce lieu, Joseph « Joe » Emory Davis (1784-1870), frère de Jefferson Davis, futur président des États confédérés pendant la guerre de Sécession, possède l’immense Hurricane Plantation (plantation de l’ouragan !), sur laquelle il exploite environ trois cent cinquante esclaves. Mais il accorde à ces derniers des « privilèges » inhabituels, à savoir l’accès à des soins médicaux, une bonne alimentation, et surtout il leur permet d’établir une véritable communauté autonome. Après une des multiples crues du Mississippi qui transforment en 1867 Davis Bend en une île, Davis, désormais octogénaire, vend sa propriété à l’un de ses anciens esclaves, Ben Montgomery, qui entreprend de la gérer sur le modèle appris sur la Hurricane Plantation.
Rien n’est toutefois facile pour Montgomery, qui doit faire face à des problèmes économiques dont la chute des cours du coton, et bien entendu à l’hostilité des propriétaires blancs. Après sa mort en 1877, son fils Isaiah Thornton Montgomery (1847-1924) essaie de pérenniser l’héritage de son père, en outre désireux de créer une sorte de « colonie noire ». Il n’y parvient pas et achète une propriété au nord-ouest d’une région qui prendra le nom de Delta, où il fonde avec d’anciens esclaves Mound Bayou en 1887. La boucle est bouclée. Mound Bayou fait partie des toutes premières municipalités entièrement gérées par des Afro-Américains (et la première du Mississippi). Isaiah Thornton Montgomery en sera le premier maire. Il s’opposera néanmoins à Frederick Douglass (toujours notre article du 10 mai 2022), qui lui reprochera d’avoir accepté une clause qui exige que le droit de vote soit seulement accordé aux personnes sachant lire et connaissant les articles de la constitution, ce qui permit souvent aux Blancs de refuser aux Noirs ledit droit de vote pour des motifs ineptes…
Insignifiante sur une carte mais historiquement énorme, Mound Bayou occupe également une place significative dans le développement des droits civiques. Mary Cordelia Booze née Montgomery, fille du fondateur, deviendra la première afro-américaine à siéger au comité national républicain. Les journalistes et témoins afro-américains suite au meurtre odieux de l’adolescent Emmett Till en 1955 (notre article du 24 février 2023) séjournèrent à Mound Bayou, et une escorte armée les accompagnait pour aller au tribunal. Medgar Evers, lâchement assassiné en 1963 d’une balle dans le dos, devint un des principaux activistes de la lutte pour les droits civiques quand il s’installa en 1952 à Mound Bayou, espérant y trouver des conditions favorables pour son combat dans cette ville gérée par des Noirs. Etc. La ville accueille aujourd’hui le Mound Bayou Museum of American Culture and History.
Pour conclure cet article, il n’est pas difficile de trouver des chansons d’artistes qui ont vécu et/ou joué dans la région de Mound Bayou, auxquelles nous ajoutons deux documentaires.
– Mississippi bo weavil blues par Charlie Patton en 1929. Le « père fondateur du Delta Blues » s’est bien sûr produit à Mound Bayou, et son « blues du charançon du coton » est un chef-d’œuvre absolu !
– Ramblin’ kid blues par Henry « Son » Sims, multi-instrumentiste habitué de la scène de la région de Mound Bayou, qui accompagna au violon Charlie Patton et Muddy Waters.
– The man next door par Sir Lattimore Brown en 1968. Beau chanteur de soul music né à Mound Bayou.
– If this world were mine par General Crook en 1974. Extrait de l’unique album de ce chanteur soul natif de Mound Bayou, qui travailla aussi comme producteur avec Syl Johnson et Willie Clayton.
– Mr. Sexy blues par Nelly « Tiger » Davis en 2014. Native de Mound Bayou, cette chanteuse soul et blues mène sa carrière, d’abord à Memphis puis à Chicago.
– How Mound Bayou, Mississippi, Was Started, documentaire de Jerry Skinner (2016).
– We Must Uncover This History, documentaire du Mound Bayou Museum (2022).
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