Il y a tout juste quatre-vingt-cinq ans, le 30 décembre 1938, le chanteur Big Joe Turner (en tant que Joe Turner, le « Big » viendra plus tard) et le pianiste Pete Johnson enregistrent pour Vocalion Roll ‘em Pete, dont ils sont également les compositeurs. Bien sûr, et cela vient alimenter un éternel débat, ce morceau fait partie des blues régulièrement cités parmi ceux qui ont le plus influencé le rock ‘n’ roll, soit quand même une quinzaine d’années avant l’émergence de ce genre musical. Toutefois, comme la plupart des chansons estampillées « blues » qui préfigurent le rock, elle repose sur une base pianistique au tempo énergique et rapide (l’étiquette au centre du 78-tours mentionne « Fast Blues » !) que nous connaissons bien, le boogie-woogie. Et cela tombe bien car Pete Johnson (1904-1967) est un maître absolu du genre, alors que Big Joe Turner (1911-1985), roi des « blues shouters », a vocalement la puissance et le dynamisme nécessaires pour donner tout son élan à cette chanson avant-gardiste et résolument moderne pour l’époque.
En fait, Johnson et Turner se connaissent depuis une douzaine d’années car ils se rencontrèrent dès 1926 dans un club de Kansas City, Missouri. Turner est alors seulement âgé de quinze ans, mais cela n’empêche pas le duo de se produire de plus en plus régulièrement, d’abord dans des bars clandestins puis dans des clubs plus « officiels ». Leur réputation grandit et leur vaut même d’être invités en 1936 à New York, sans doute par l’entremise du producteur John Hammond, où ils apparaissent sur la même affiche que le jazzman Benny Goodman. Mais ils doivent encore patienter deux ans pour être rappelés à New York par Hammond, en pleine préparation de son célèbre concert From Spirituals to Swing (mon article du 21 mars 2023). Le 23 décembre 1938, dans ce cadre devant un Carnegie Hall comble, Joe Turner et Pete Johnson interprètent ensemble deux chansons, Low down dog et It’s all right baby.
Mais l’impact du concert est immense, et ces deux chansons suffisent à ouvrir les portes des studios aux deux artistes, qui enregistrent pour la première fois une semaine plus tard (même si Johnson a gravé une face non commerciale pour la librairie du Congrès le 24 décembre), soit le 30 décembre 1938, Goin’ away blues et donc Roll ‘em Pete. Après cela, les deux artistes emprunteront des chemins séparés et mèneront de brillantes carrières entre blues, R&B et jazz, mais qui méritent un traitement hors du cadre de cet article. En conclusion, je vous propose quelques versions de Roll ‘em Pete, dont bien entendu l’originale.
– Roll ‘em Pete en 1938 par Joe Turner et Pete Johnson. Incomparable version originale…
– Roll ‘em Pete en 1955 par l’orchestre de Count Basie avec Joe Williams au chant. Si la chanson influença le rock, le jazzmen s’en emparèrent aussi, y compris les plus grands comme Basie…
– Roll ‘em Pete en 1963 par Jimmy Reed. Version ballade lazy louisianaise, avec Eddie Taylor à la seconde guitare !
– Roll ‘em Pete en 1964 par Long John Baldry. Les principaux acteurs du British Blues Boom n’ont évidemment pas manqué l’occasion !
– Roll ‘em Pete en 1973 par Chuck Berry. Lecture personnelle et donc un tantinet déjantée, mais ô combien excitante de Chuck, auquel on pardonne les couplets dans le désordre !
– Roll ‘em Pete en 1996 par Thorbjorn Risager. Ce genre de chanson va comme un gant au Danois qui fait partie des meilleurs ambassadeurs du blues en Europe.
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