© : Tim Fillmon / The Historical Marker Database.

Quand on pense aux principaux centres historiques du blues dans le Delta, les noms de Clarksdale, Greenwood, Indianola et Yazoo City viennent en premier à l’esprit, sans oublier Greenville qui est de loin la plus grande ville de la région (30 000 habitants contre 14 000 pour Clarksdale, par exemple). Mais une autre localité à toute sa place dans cette liste, en l’occurrence Cleveland, siège du comté de Bolivar. Il importe d’abord de souligner que dans les années 1920, soit au moment des premiers enregistrements des créateurs du blues, le comté est tout simplement le plus peuplé du Mississippi car il compte 58 000 âmes, une population qui augmentera encore pour culminer à 71 000 habitants durant la décennie suivante. Soit bien plus que de nos jours, la population actuelle s’élevant à 31 000 habitants…

Gare de Cleveland, 1915. © : courtesy Martin and Sue King Railroad Museum.

Ainsi, au plus fort du développement du blues, Cleveland, en outre traversée par la Highway 61, se trouve au cœur d’une région riche en clubs et autres bars très fréquentés par les bluesmen itinérants. La localité est en outre entourée de plantations de coton (dont bien sûr Dockery, toutefois située dans le comté voisin de Sunflower), dont les employés viennent de toute part chaque week-end pour se divertir. Les musiciens connaissent bien cet axe qui relie du sud au nord Shaw à Alligator (mon article du 3 décembre 2023), en passant par Boyle, Merigold, Mound Bayou (mon article du 28 avril 2023), Shelby et Duncan. Avec 3 000 habitants en 1930, Cleveland est la plus « grande » ville sur ce parcours d’une soixantaine de kilomètres. Bien entendu, la ségrégation règne alors dans un comté où la population est composée à 82 % d’Afro-Américains.

Camp de réfugiés à Cleveland suite à la crue du Mississippi, 29 avril 1927. © : National Museum of African American History and Culture.

Dans la plupart des localités du Mississippi de l’époque, les Afro-Américains se retrouvent dans des quartiers bien délimités. À Cleveland, il s’agit de Chrisman Street, ou plus exactement South Chrisman Street (seulement 200 mètres à l’ouest de la Highway 61), l’artère se poursuivant au nord sous le nom de North Chrisman Street. Les premières traces d’habitation sur le site de Cleveland remontent à 1869, mais l’arrivée à partir de 1884 d’une ligne de chemin de fer qui va de La Nouvelle-Orléans à Memphis favorise s’expansion du site. Le village prend le nom de Cleveland en 1886, en référence à Grover Cleveland, alors président des États-Unis. Au même moment, la déforestation du Delta s’intensifie pour laisser la place à la plaine alluviale très fertile que nous connaissons aujourd’hui, et la culture du coton attire aussi des propriétaires blancs qui créent de vastes plantations, sur lesquelles le métayage est monnaie très courante.

Albert Witherspoon, habitant de Cleveland, grille du lard, 1931. © : Lewis Wicks Hines / Library of Congress.

Nous savons que le blues a été conçu dans la région durant cette même période, sans toutefois pouvoir établir une date précise. Mais pour revenir à Cleveland, on doit une nouvelle fois à W.C. Handy un témoignage clé, issu d’une scène qu’il situe en 1905 (mais c’est peut-être en 1903, quand Handy visita d’autres localités du Delta dont Tutwiler) : « Je dirigeais mon orchestre pour un spectacle de danse quand on m’adressa une étrange requête. « Pourrions-nous jouer un peu notre musique native ? » Puis vint une seconde demande. « Verriez-vous un inconvénient si un groupe local de couleur jouait quelques airs de danse ? » Nous laissâmes volontiers la place aux nouveaux arrivants. Ils étaient menés par un garçon à la peau chocolat et aux longues jambes nommé Prince McCoy. Ils étaient seulement trois dans le groupe, avec une vieille guitare, une mandoline et une basse. Ces musiciens n’étaient pas géniaux, ils se contentaient de reprendre des airs que l’on entend dans les champs de canne et sur les chantiers des digues. Une pluie de pièces d’un dollar en argent commença à tomber autour de ce trio bizarre. Les gens tapaient des pieds, dansaient, devenaient fous. Ces gars jouaient ce que les gens voulaient, qui étaient prêts à payer pour ça. Un compositeur est né cette nuit-là, un compositeur américain. Ces mecs noirs de la campagne à Cleveland m’avaient appris quelque chose. Mon inspiration naquit à la vue de ces pièces en argent. »

Leon Pinson, qui joua et vécut à Cleveland. © : Big Legal Mess Records.

Ce texte provient d’un manuscrit, et dans son fameux livre Father of the Blues : An Autobiography (Macmillan, 1941), Handy le reprendra en le modifiant un peu, en omettant notamment de citer Prince McCoy. Mais il s’agit bien de ce dernier (1882-1968), guitariste-violoniste dont on sait aujourd’hui qu’il fit partie des musiciens de string band dont le style préfigurait le blues. Originaire de Louisiane, McCoy vécut dans le Delta jusque dans les années 1920 avant de s’installer en Caroline du Nord, sans jamais enregistrer. L’oubli malencontreux de Handy dans son livre l’a longtemps maintenu dans l’anonymat, et il a fallu attendre 2009 (soit plus de quarante après sa mort !) pour que l’on sache qui il était grâce aux travaux de l’historien Elliott Hurwitt pour la Mississippi Blues Commission….

Jake and the Pearl Street Jumpers. © : Delta Magazine.

Mais ces éléments démontrent que Cleveland est bien au cœur de cette région considérée comme le berceau du blues, en outre présent dans une forme sans doute déjà aboutie au tout début du XXe siècle. Un peu plus tard, l’année 1924 voit la fondation du Delta State Teachers College, qui deviendra en 1955 le Delta State College, avant de prendre son nom actuel en 1974, Delta State University. Cette importante université publique (environ 3 500 étudiants), qui n’admit pas les étudiants afro-américains avant 1964, donne aujourd’hui beaucoup de place à la musique dans ses programmes, et bien sûr au blues avec son International Delta Blues Project (cours, rencontres, conférences…).

Barkin’ Bill Smith. © : Discogs.

Mais restons dans les années 1920 à Cleveland sur Chrisman Street, où le blues est donc en plein essor, avec des clubs en nombre, le premier d’importance étant le Coconut Grove. Les informations relatives aux premiers bluesmen actifs dans le quartier sont rares, d’autant qu’ils n’ont pas enregistré, et Myles Robson, Earl Harris et Ernest « Whiskey Red » Brown ne vous diront probablement pas grand-chose. Mais les deux derniers cités, natifs de Cleveland, ont joué avec Charlie Patton et Willie Brown, qui séjournaient à Dockery et tournaient un peu partout dans le secteur. Ce que confirment Bruce Conforth et Gayle Dean Wardlow dans leur ouvrage Up Jumped the Devil – The Real Life of Robert Johnson (Chicago Review Press), tout en ajoutant que vers 1927, Robert Johnson a lui-même beaucoup appris au contact d’Ernest « Whiskey Red » Brown.

Delta State University. © : Mississippi Today.

Bien entendu, Chrisman Street voit passer de plus en plus de futurs grands du blues, en particulier Howlin’ Wolf qui apparaît au Coconut Grove, comme le relatent James Segrest et Mark Hoffman dans Moanin’ at Midnight – The Times and Life of Howlin’ Wolf (Thunder’s Mouth Press, 2005) : « Wolf jouait dans d’autres clubs locaux, au Red Boyd’s à Boyle le mardi, au Jap’s à Rosedale et au Coconut Grove à Cleveland plusieurs soirs par semaine. Ce dernier, un grand bâtiment entouré d’arbres, attirait des clients venus de partout. » Dans le même livre, Osborn « Rooster » Holloway, membre d’une famille de musiciens locaux, confirme avec enthousiasme : « Oh mec ! Les gens venaient de Shaw, Leland, Greenville, Clarksdale, de partout. Tout le monde connaissait ce bon vieux Wolf car ils aimaient ce qu’il chantait et ce qu’il jouait. (…) Des patrons blancs aisés qui venaient écouter Wolf au Coconut Grove lançaient souvent deux ou trois dollars dans son chapeau en échange d’une chanson. Parfois, ils lui disaient « c’est de la musique pour des gens de couleur, maintenant joue quelque chose pour des Blancs ». Et il jouait quelques chansons à leur goût. À ce moment-là, ils lui donnaient du fric. »

Hurricane Club. © : profil Facebook de The Legendary Hurricane Club.

Parmi les bluesmen contemporains de Howlin’ Wolf, la Mississippi Blues Commission cite également Jake Martin, Jimmy & Otis Harris, Louie Black et Andrew Moore. Mais la création en 1935 du club Harlem Inn au 718 South Chrisman Street ouvre de nouveaux horizons, avec des prestations au fil des années de Muddy Waters, Sonny Boy Williamson II, Ike Turner, Rufus Thomas, Memphis Slim, Joe & Jimmy Liggins, Fats Domino, B.B. King, Bobby Bland… Parallèlement, dans les années 1950, de nouveaux artistes originaires de Cleveland enrichissent la scène locale : Monroe Jones, Pearl Street Jumpers, Damon Davis, George Washington, Jr., Little Johnny Christian, Barkin’ Bill Smith (mon article du 24 avril 2022), East Side Jumpers et Norman Burke, Jr. Aujourd’hui, les clubs de blues sont évidemment bien plus rares, mais certains résistent comme le Hurricane Club (1823 South Chrisman Street), fondé en 1949 ! Et pour mieux témoigner de la place essentielle occupée par la petite ville de Cleveland dans la grande histoire de blues, je conclurai en soulignant que la Mississippi Blues Trail a érigé pas moins de quatre de ses fameuses plaques dans la localité : « Chrisman Street », « GRAMMY Museum Mississippi », « Gospel Music and the Blues » et « The Enlightenment of W.C. Handy ».

© : Tim Fillmon / The Historical Marker Database.