© : ISP Musica. 

Cela ne vous aura pas échappé, Slim Harpo aurait eu cent ans ce 11 janvier 2024. Et je ne boude pas mon plaisir au moment de m’arrêter sur le parcours de cet artiste parmi les plus excitants et les plus influents de l’histoire du blues. En outre, nous avons la chance de disposer d’une biographie de Martin Hawkins que je vous recommande chaudement, Slim Harpo: Blues King Bee of Baton Rouge (Louisiana State University Press, 2016), et dont j’ai inévitablement tiré quelques éléments pour cet article. James Isaac Moore voit le jour le 11 janvier 1924 à Lobdell, une localité louisianaise aujourd’hui rattachée à l’aire métropolitaine de Baton Rouge. Sa mère, Pauline Emerson, est née en 1889 à Port Hudson, pas très loin de Baton Rouge, et son père, né en 1891 ou 1892, Clyde Moore, vient de la région de San Augustine à l’extrême est du Texas.

© : Slim Harpo Family / The Grateful Web.

James Moore grandit vers Port Allen, petite bourgade juste séparée de Baton Rouge par le Mississippi. La ségrégation est alors très dure dans la région et la famille de Moore travaille dans une région où domine la culture de la canne à sucre. Dans une interview de 1967, il décrira sa jeunesse avec une phrase bien à lui, que l’on pourrait traduire par « mon chemin n’était alors pas jonché de pétales de rose »… La musique ne semble pas prendre beaucoup de place dans ses premières années, si ce n’est au sein de la communauté afro-américaine comme il le dira à Hawkins : « En fait je n’avais certes que la musique, mais j’ignorais aussi tout de la musique en dehors de mon coin. La seule musique que je connaissais était du blues, que j’ai appris auprès des gens avec lesquels je vivais et je travaillais. Et quand je chante le blues, j’évoque les temps difficiles et les endroits où j’ai vécu, des choses que je n’oublierai jamais. »

© : Stefan Wirz.

Après la mort de ses parents alors qu’il est encore jeune, il quitte l’école vers ses quinze ans, découvre des bluesmen dont Blind Lemon Jefferson et Howlin’ Wolf, et apprend d’abord l’harmonica, seul instrument qu’il peut se payer. Sans doute dès le début des années 1940, il commence à se produire lors de picnics et autres fish fries, dans des conditions certes encore précaires, mais petit à petit, il trouve sa place : « Il y a avait d’autres gars avec des guitares et des harmonicas, pas d’instruments électriques à l’époque. Je pouvais me faire deux ou trois dollars par soirée, c’était alors beaucoup d’argent. » Mais la musique ne lui suffit pas pour vivre et il travaille aussi dans le bâtiment. En 1948, il rencontre celle qui deviendra (et restera jusqu’à sa mort) sa femme, Lovell Casey Gambler, qui va jouer un rôle essentiel dans sa carrière : elle le conseillera, inspirera ou écrira avec lui plusieurs de ses classiques, le convaincra de devenir professionnel et d’aller se produire dans les clubs de Baton Rouge…

© : 64 Parishes.

Logiquement, la réputation de James Moore, qui se fait alors appeler Harmonica Slim, lui permet d’élargir son audience. Il chante, joue de la guitare et de l’harmonica sur un rack, sans doute influencé par Jimmy Reed qui adopte la même formule. Mais après tout, Reed est né un an après Moore et ses premiers enregistrements datent de 1953, et finalement, cette influence n’a peut-être pas l’importance qui lui est parfois (et facilement) accordée… En fait, deux hommes sont décisifs au début des années 1950. Le chanteur-guitariste Lightnin’ Slim et le producteur du label Excello J.D. Miller, qui « repabtise » Moore Slim Harpo. Les deux bluesmen, qui se sont rencontrés dans un club de Crowley, le Lucky Mule, se produisent souvent ensemble, mais contrairement à ce qu’affirment certaines sources, Slim Harpo (d’ailleurs orthographié « Harpe » !) n’accompagne pas Lightnin’ Slim sur six faces de 1954 et 1955. Mais Slim Harpo n’attend pas longtemps pour réaliser son premier single, en mars 1957 pour Excello. Et l’artiste marque d’emblée les esprits car les deux chansons, I’m a king bee et I got love if you want it, sont aujourd’hui des standards du blues !

Au Toronto Pop Festival, juin 1969. © : Norm Horner / Stefan Wirz.

Et ce n’est que le début d’une longue série ponctuée d’autres chansons inoubliables :Wondering and worryin’ (1957), Late last night (1959), Blues hang-over et Rainin’ in my heart(1960, écrite par sa femme), My little queen bee (1963), Baby scratch my back (1965), Shake your hips (1966), Te-ni-nee-ni-nu (1967), Folsom Prison blues (1968), toutes gravées pour Miller ! Avec sa voix traînante acidulée, son groove imparable et obsédant à la guitare rythmique, et son harmonica coupant comme un rasoir, il s’inscrit parmi les principaux créateurs du Swamp Blues. Mais il se distingue aussi (en particulier de Jimmy Reed) par ses textes évocateurs : « Je crois que mon style est un peu différent. Je suis un mec de la campagne, je parle d’expériences quand je vivais dans la pauvreté. » Une recette qui va donner une autre dimension à son œuvre car sa musique va influencer les principaux groupes de rock britannique (et donc aussi du British Blues Boom) : à partir de 1964, les Yardbirds d’Eric Clapton, Them de Van Morrison, Les Kinks des frères Davies et bien sûr les Rolling Stones se bousculent pour reprendre ses morceaux !

Vers 1968. © : Michael Ochs Archives / Getty Images.

À la fin des années 1960, la popularité de Slim Harpo est immense, les engagements ne manquent pas et tout est en place pour une première tournée européenne en 1970 qui promet. Hélas, le 31 janvier de cette même année, vingt jours après avoir fêté ses quarante-six ans, sans la moindre alerte préalable et sans qu’on lui connaisse d’excès, il est terrassé par une crise cardiaque. Tout juste un siècle après sa naissance, il nous reste une œuvre pionnière d’un haut niveau exceptionnel, heureusement rassemblée sur une intégrale (5 CD, 142 chansons avec alternates !), sortie en 2015 par Bear Family, « Buzzin’ The Blues: The Complete Slim Harpo ». Pour être complet, un documentaire était annoncé depuis de longues années, The Original King Bee Documentary, par Johnny Palazzotto et John S. Zaffuto, notamment sur la base d’une interview menée en 1968 au Steve Paul’s Scene à New York par Susan Cassidy Clark. Il existe même une bande-annonce qui date de 2015. Or, je viens d’apprendre que le long-métrage (90 minutes) est désormais complet et qu’il sera présenté le 27 janvier 2024 dans le cadre du prochain festival du film de Clarksdale ! En cette année du centenaire de la naissance de Slim Harpo, voilà une excellente nouvelle…

© : Amazon.

Terminons par des liens vers les chansons que je cite dans mon article.
I’m a king bee en 1957.
I got love if you want it en 1957.
Wondering and worryin’ en 1957.
Late last night en 1959.
Blues hang-over en 1960.
Rainin’ in my heart en 1960.
My little queen bee en 1963.
Baby scratch my back en 1965.
Shake your hips en 1966.
Te-ni-nee-ni-nu en 1967.
Folsom Prison blues en 1968.

© : Discogs.